Capture d’écran
Sur YouTube, les touristes du ghetto
Maillot vert, sacoche en bandoulière, micro-cravate vissé au col : LuckyLuke030, youtubeur allemand aux 80 000 abonnés, débarque au Mas de Mingue, quartier populaire de Nîmes. Il enchaîne les plans sur des armes, des visages cagoulés, avec en fond fumigènes, liasses de billets et poses virilistes. Sa vidéo, postée mi-mai, cartonne : 120 000 vues en trois jours. Jusqu’à ce qu’elle soit supprimée, face à une vague d’indignation. La mairie de Nîmes parle de glorification du trafic. La procureure ouvre une enquête. Les forces de l’ordre dénoncent une mise en scène mensongère, susceptible de nuire au « travail de terrain ».
Plus c’est sensationnaliste, plus ça clique. Ce type de contenu, sur YouTube, porte un nom : les « ghetto tours ».
Ce n’est pas une première. L’année dernière, un certain Spanian, ex-détenu bodybuildé australien devenu youtubeur, poste une vidéo intitulée « A Ghetto in Paris », tournée à Clichy-sous-Bois, en banlieue parisienne. Il s’y promène en solo, caméra au poing, dans la cité du Chêne-Pointu, lieu hautement symbolique depuis les émeutes de 2005, déclenchées par la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, poursuivis par la police. Aucun échange avec les habitants. Juste des remarques flippées sur l’ambiance, les voitures abandonnées, le béton, les regards curieux des commerçants. Il se filme comme sur un terrain de guerre pour son million d’abonnés. Rien sur l’abandon des politiques publiques dans cette ville de Seine-Saint-Denis, troisième commune la plus pauvre de France continentale, d’après l’Observatoire des inégalités. Taux de pauvreté : 45 %. Interrogés à l’époque par Le Parisien, les habitants de Clichy dénoncent une double peine : vivre dans un quartier délaissé par l’État, et voir leur quotidien transformé en décor pour film d’action low cost.
Et comme l’algorithme raffole du spectaculaire, ça pousse d’autres vidéastes à imiter. Plus c’est sensationnaliste, plus ça clique. Ce type de contenu, sur YouTube, porte un nom : les « ghetto tours ». L’adaptation numérique du « slum tourism », ces visites guidées dans les favelas de Rio de Janeiro ou les bidonvilles de Manille, où des touristes occidentaux déambulent entre précarité et misère comme dans un zoo urbain. Dieu bénisse : des contre-exemples existent. Comme GabMorrison, youtubeur français, qui se rend dans les quartiers accompagnés de figures locales. Oui, les titres de vidéos racolent un peu pour flatter l’algorithme. Mais le contenu, lui, parle rénovation urbaine et rap sans caricature. Dans sa vidéo sur Belleville à Paris, il évoque la robotisation et le multiculturalisme des lieux. Filmer les fractures sociales : oui. Transformer des habitants en décors TikTok : non.
Cet article a été publié dans
CQFD n°242 (juin 2025)
Dans le dossier du mois, on se demande comment faire face à la désinformation et surtout face à la prolifération des imaginaires complotistes, on en a discuté avec des artistes-militant•es qui luttent au quotidien contre le conspirationnisme. Hors dossier, on a rencontré Frédérique Muliava, une militante Kanak déportée jusqu’en France métropolitaine pour être jugée suite aux mouvements indépendantistes de mai 2024, on plonge avec Joris, jeune au RSA, dans les galères de France Travail, et on attrape la Darmanite aiguë à cause de ce ministre de la Justice tout pourrit qui veut reformer les prisons ambiance serrage de vis (ou d’écrou).
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Paru dans CQFD n°242 (juin 2025)
Dans la rubrique Capture d’écran
Par
Illustré par Céleste Maurel
Mis en ligne le 07.06.2025
Dans CQFD n°242 (juin 2025)
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