Sous les paillettes, la traque
Les coulisses acides de l’influence beauté
Vlog, miracle routine, get ready with me, lifestyle, beauty blender… Charabia ? C’est que vous êtes probablement né·e avant les années 1990, avant l’émergence d’internet, de YouTube et de ses « beauty gourous ». Ces créatrices de contenus qui transforment leur quotidien en marchandise, leur image en business, leur passion en vitrine. Avec Sangliers (L’employé du moi, 2025), Lisa Blumen quitte la science-fiction pure (après Avant l’oubli sorti en 2021 et Astra Nova sorti en 2023, prix Utopiales BD) pour s’attaquer à une autre galaxie : celle des vidéastes spécialisées en beauté. Une galaxie bien terrestre, ultra-connectée, et pourtant souvent méconnue. Celle où évolue NinaMakeUp, l’héroïne, une jeune make up artiste qui tente de se faire une place sur la planète sans pitié des algorithmes. Malgré les tons rosés et sucrés de la bande dessinée, la réalité de Nina est loin d’être douce. Les produits s’accumulent dans les tiroirs, les vues stagnent, la solitude s’épaissit. Seule dans son charmant appartement, Nina est pourtant observée. Un stalker rôde en bas de chez elle…
Pour beaucoup de boomers (et pas que), l’influence n’est pas un vrai métier. La mère de Nina ne se prive d’ailleurs pas de le lui faire remarquer à sa manière, tout en acceptant sans trop de scrupules, l’enveloppe que sa fille lui glisse pour finir le mois. Car oui, l’influence, ça paye. C’est même une caricature du capitalisme contemporain : les passionnées deviennent des panneaux publicitaires animés, à qui l’on vend l’idée que leur authenticité est monnayable. Mais Lisa Blumen déjoue les jugements hâtifs et préfère explorer la complexité de ces figures féminines, qu’on moque souvent pour leur futilité supposée. Elle dresse un portrait sensible d’un monde qui expose, exploite, et fragilise celles et ceux qui ne sont pas en haut de l’échelle sociale. Car derrière le blush et les paillettes, il y a les heures de montage, la pression des marques, les messages injurieux, les menaces, la peur. Et toujours, ce regard du marché prédateur qui traque et qui attend le faux pas pour stopper un contrat. Le titre « Sangliers », d’abord énigmatique, prend tout son sens : c’est celui de la traque, de la bête prise au piège. Une allégorie de la jeune femme transformée en proie, dont la mise à mort symbolique (et parfois bien réelle) est le climax attendu du spectacle.
Avec son dessin aux traits fins, ses couleurs pastels et ses gros plans qui reprennent les codes visuels de YouTube, Blumen réussit un tour de force : un thriller visuel et sensoriel, aussi acidulé que subtilement dérangeant. Elle tend un miroir à une époque, une génération, un système. Et rappelle que si Nina semble vivre dans un monde superficiel, elle maîtrise en réalité des compétences pointues : maquilleuse, cadreuse, monteuse, community manageuse. Mais dans un monde patriarcal, une jolie fille qui parle de rouge à lèvres est encore bien souvent prise pour une quiche. Sangliers est une bande dessinée faussement légère, profondément politique.
Cet article a été publié dans
CQFD n°242 (juin 2025)
Dans le dossier du mois, on se demande comment faire face à la désinformation et surtout face à la prolifération des imaginaires complotistes, on en a discuté avec des artistes-militant•es qui luttent au quotidien contre le conspirationnisme. Hors dossier, on a rencontré Frédérique Muliava, une militante Kanak déportée jusqu’en France métropolitaine pour être jugée suite aux mouvements indépendantistes de mai 2024, on plonge avec Joris, jeune au RSA, dans les galères de France Travail, et on attrape la Darmanite aiguë à cause de ce ministre de la Justice tout pourrit qui veut reformer les prisons ambiance serrage de vis (ou d’écrou).
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Paru dans CQFD n°242 (juin 2025)
Dans la rubrique Bouquin
Dans la rubrique Culture
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Mis en ligne le 14.06.2025
Dans CQFD n°242 (juin 2025)
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