Rouler contre la corruption
Serbie : pour une véritable lutte des classes
Accompagné·es de nombreux soutiens, 80 étudiant·es se sont lancé·es sur leurs bicyclettes depuis Novi Sad, deuxième ville de Serbie, le 3 avril dernier. C’est dans cette ville au nord de Belgrade que s’était effondré l’auvent de la gare le 1er novembre 2024, faisant seize morts, alors que celle-ci venait d’être rénovée deux ans et demi plus tôt par un consortium d’entreprises chinoises, hongroises et françaises. Dès lors, un mouvement inédit mené par les étudiant·es tente de mettre fin à un système basé sur la corruption. Avec ce voyage de 1 400 kilomètres à vélo jusqu’à Strasbourg, iels mettent en lumière leur mouvement en passant par plusieurs grandes villes européennes comme Budapest, Bratislava, Vienne ou Munich. À chaque étape, un comité d’accueil les attend avec tapis rouge et slogans anti-Vučić, tandis que plusieurs maires viennent à leur rencontre. La diaspora, présente en nombre dans l’Union européenne (UE), compte bien jouer son rôle : « Il y a aussi des raisons pour lesquelles on est tous expatriés ! Et notamment la corruption. Par exemple, si tu as la carte du parti au pouvoir, tu auras plus facilement un travail par rapport à quelqu’un qui ne l’a pas, même si tu es moins compétent. Donc ça nous tient à cœur de soutenir ce mouvement », raconte Sneža, membre du collectif 11.52 Marseille1. Le deuxième objectif des cyclistes est d’alerter l’UE en déposant des documents à la Cour européenne des droits de l’homme concernant les méthodes répressives du gouvernement d’Aleksandar Vučić2. Le 15 mars dernier, alors que 300 000 personnes manifestent à Belgrade, de nombreux témoignages rapportent l’utilisation d’un canon sonore de type militaire par les forces de l’ordre pour effrayer et disperser la foule pacifique.
Encore plus radicaux que Vučić, ces ethnonationalistes rêvent d’une Grande Serbie
Tandis que les étudiant·es arrivent le 15 avril à Strasbourg, certain·es ont entamé une marche de Novi Sad jusqu’à Bruxelles. Pourtant, la démarche interroge. Qu’espérer de cette UE silencieuse face aux revendications actuelles en Serbie ? En toile de fond, un duel idéologique plus ancien commence à se rejouer : d’un côté, un récit autoritaire ethnonationaliste nourri par le mythe de la « Grande Serbie »3 ; de l’autre, une vision libérale aspirant à un rapprochement avec l’UE. Et au centre, la jeunesse serbe bien décidée à ne pas se laisser manipuler. Pour la sociologue Saša Savanović, la seule issue souhaitable, c’est la lutte des classes ou rien !4
Dans un article publié le 1er avril pour le média de gauche Mašina, elle interroge ce schéma idéologique binaire qui imprègne la Serbie depuis la fin de la Yougoslavie. Ces deux idéologies représentent « les deux faces d’une même pièce de monnaie capitaliste ». La première face s’observe dans les manifestations, où la vision ethnonationaliste est brandie par ses défenseur·ses sur des étendards avec drapeau serbe sur fond de topographie du Kosovo, accompagné du message Nema predaje [Pas de reddition]. Façon de revendiquer l’autorité serbe sur son voisin indépendant depuis 20085. Encore plus radicaux que Vučić, ces mouvements rêvent d’une Grande Serbie. Mais s’ils remportent la bataille idéologique, « la Serbie n’aura d’autre choix que de s’aligner sur une autre puissance impériale à laquelle elle offrira tout ce qu’elle a – personnes, terres, ressources. Dans ce scénario, seules les élites compradores, politiques et économiques, peuvent tirer leur épingle du jeu », explique Saša Savanović.
Les étudiant·es mettent leur propre agenda à l’ordre du jour, qui dépasse largement la binarité idéologique entre nationalisme et libéralisme
De l’autre côté de la pièce, le 15 avril à Strasbourg, les étudiant·es interpellent Emmanuel Macron en ces termes : « Monsieur le Président, vous avez souvent souligné l’importance des valeurs européennes, vous avez aujourd’hui l’occasion de montrer que ces valeurs sont universelles », rapporte le Courrier des Balkans6. Sur le parvis de la mairie de Marseille, Sneža est venue afficher son soutien aux étudiant·es. Pour elle, « le respect du rôle de chaque institution est une des choses auxquelles le mouvement tient beaucoup ». Dans ce pays candidat à l’UE depuis 2012, certain·es veulent encore croire que cette institution répondra à leur demande de justice, malgré ses valeurs universalistes douteuses. Mais cette position ne fait pas l’unanimité. Dans notre numéro de mars dernier, le chercheur Filip Balunović expliquait que l’intégration européenne était « devenue une expression vide, dépourvue de sens concret pour le citoyen serbe moyen ». Selon lui, les Serbes sont désenchanté·es par l’inaction européenne face au régime autoritaire d’Aleksandar Vučić qui garantit à plusieurs pays membres de juteux marchés : « La France, par exemple, a le contrôle de l’aéroport de Belgrade, tandis que l’Allemagne attend l’accès au lithium serbe pour sa transition énergétique. »7 Pire ! Le locataire de l’Élysée a ostensiblement provoqué les étudiant·es serbes en recevant Aleksandar Vučić le 9 avril. Selon Saša Savanović, la jeunesse serbe a déjà compris que le « réalisme capitaliste »8 et sa forme politique néolibérale sont responsables de la destruction économique, sociale et écologique mondiale : « Au lieu de choisir de périr dans une guerre nucléaire ou d’être brûlée par le soleil, la jeunesse choisit au moins de se battre pour la possibilité d’un avenir différent ».
La seule issue souhaitable, c’est la lutte des classes ou rien !
Malgré l’absence d’un discours idéologique clair, les étudiant·es et les travailleur·ses mobilisé·es renvoient déjà dos à dos ces deux positions idéologiques. Iels s’organisent sous forme de plénums, en dehors du cadre institutionnel, avec la volonté de changer « la manière dont la société est gouvernée, pour des institutions qui sont construites à partir de la base » ajoute la sociologue. Sans chef·fe, toutes les décisions sont prises collectivement. Des groupes de travail ont été formés et les rôles tournent pour éviter toute manipulation ou prise de pouvoir informelle. Chaque temps de parole est minutieusement comptabilisé et limité à une minute par personne. Façon de montrer au reste de l’Europe que la démocratie n’est pas seulement un objectif à atteindre, mais bien une pratique. En court-circuitant ainsi les pratiques de pouvoir des institutions dominantes, les étudiant·es et leurs soutiens imposent leur propre agenda et celui-ci dépasse largement la binarité idéologique entre nationalisme et libéralisme. Cette lutte « valorise profondément la vie (et pas seulement la vie humaine), prône la non-violence, l’unité et le souci du bien commun. La lutte étudiante est antifasciste, car elle se préoccupe du bien-être des autres. Elle est anticoloniale et anti-impériale, parce qu’elle rejette la logique de la suprématie (blanche), et elle est sans aucun doute une lutte de classe parce qu’elle n’accepte pas le caractère “naturel” de l’appropriation et de l’exploitation », écrit Saša Savanović. Alors évidemment, il reste beaucoup de travail à accomplir, mais l’espoir demeure : « C’est vraiment petit à petit qu’on progresse dans cette lutte et il faut persister ! » termine Minja, membre de 11.52 Marseille.
1 Collectif de soutien au mouvement étudiant serbe. 11 heures 52 étant l’heure à laquelle l’auvent de la gare de Novi Sad s’est effondré le 1er novembre dernier.
2 La Serbie ayant ratifié la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), elle peut théoriquement être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme.
3 Idée nationaliste développée au XIXe siècle selon laquelle le territoire de la Serbie devrait englober tous les territoires peuplés par des Serbes.
4 « With the largest protest in Serbia behind us, what do we mean by changing the system ? », Mašina (01/04/2025).
5 Le Kosovo a déclaré son indépendance unilatéralement et est aujourd’hui reconnu par plus de 90 pays membres de l’ONU. Le Kosovo reste une des obsessions nationalistes bien ancrées dans la société serbe.
6 « Serbie : après leur épopée à vélo, les étudiants interpellent les institutions européennes », Le Courrier des Balkans (17/04/2025).
7 Lire « Une “tentative semi -révolutionnaire” : en Serbie, jusqu’où iront les étudiants » CQFD, n° 239 (mars 2025).
8 Idée selon laquelle il n’existe aucune alternative viable au capitalisme.
Cet article a été publié dans
CQFD n°241 (mai 2025)
Dans ce numéro, on se penche sur le déni du passé colonial et de ses répercussions sur la société d’aujourd’hui. Avec l’historien Benjamin Stora, on revient sur les rapports toujours houleux entre la France et l’Algérie. Puis le sociologue Saïd Bouamama nous invite à « décoloniser nos organisations militantes ». Hors dossier, on revient sur la révolte de la jeunesse serbe et on se penche sur l’enfer que fait vivre l’Anef (Administration numérique des étrangers en France) à celles et ceux qui doivent renouveler leur titre de séjour.
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Paru dans CQFD n°241 (mai 2025)
Par
Illustré par Garte
Mis en ligne le 18.05.2025
Dans CQFD n°241 (mai 2025)
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