Réquisition : la solution ?
Parmi la flopée d’activités possibles, un samedi après-midi ensoleillé à Marseille, CQFD s’est rendu le 3 mai dernier dans les locaux de la Fédération des Bouches-du-Rhône du Parti communiste français (PCF). Plusieurs dizaines d’autres personnes, pour la plupart dans la fleur de l’âge, avaient fait le même choix. Le Parti de la gauche européenne (PGE), dont fait partie le PCF et qui compte une petite quinzaine d’élus au Parlement européen, y organisait une table ronde sur le droit au logement.
Les réquisitions municipales sont soumises à la double condition de l’existence d’une situation d’urgence et d’un trouble à l’ordre public lié au manque de logement
L’occasion pour Sophie Camard, maire du 1er et du 7e arrondissement et conseillère municipale au sein de la majorité, de venir se gargariser de « tout ce qui a été mis en place ». « États généraux du logement », « direction du logement », « charte du relogement », « travaux de voirie », « réhabilitation », bref un « travail de titan », résume-t-elle modestement. Pourtant ici à Marseille, entre 15 et 20 000 logements sont vides depuis plus de deux ans, et plus de 16 000 personnes se sont retrouvées à la rue au cours de l’année dernière. Alors dans la salle, l’exercice de communication parfaitement maîtrisé de Sophie Camard n’a pas convaincu tout le monde. À deux reprises, des petits trublions lui demandent si la mairie ne dispose pas d’outils plus « coercitifs » et notamment d’un droit de « réquisition ». Un mot à ne visiblement pas prononcer devant l’élue qui troque son sourire contre une exaspération non feinte : « On n’attend pas la réquisition, qui est très longue et très compliquée, pour pouvoir maîtriser des immeubles, ce n’est pas forcément le chemin qu’il faut prendre, même s’il est soi-disant le plus radical. »
Prendre au sérieux la promesse de campagne du Printemps marseillais d’« identifier, remettre en location ou aider à la remise en location des logements vides, sous peine de mise en œuvre des procédures légales de réquisition »
Si la tête de liste du Printemps marseillais s’emporte ainsi, c’est que depuis cinq mois le Collectif Réquisition, composé d’élu·es municipaux et d’associations réclame de la mairie la réquisition des bâtiments vides pour mettre à l’abri des personnes. Quelques écolos, des Insoumis, des autonomes et des militant·es associatifs ont ainsi pris au sérieux la promesse de campagne du Printemps marseillais d’« identifier, remettre en location ou aider à la remise en location des logements vides, sous peine de mise en œuvre des procédures légales de réquisition ». Une élection remportée et cinq années de mandat plus tard, la mesure ne fait plus du tout partie du programme du maire Benoît Payan. « La mise en œuvre de la réquisition ne constitue pas […] une solution évidente qui permettrait de loger dignement les Marseillaises et les Marseillais », écrivait-il en février 2025 dans un courrier adressé au Collectif Réquisition. Pour lui forcer la main, les militant·es ont bien conscience qu’ils et elles ne pourront pas se contenter de traditionnelles manifestations. « Il faudra que l’on aille jusqu’à occuper nous-même un bâtiment vide, sans cela le maire ne bougera pas », affirme Aïcha Guedjali, conseillère municipale déléguée à la lutte contre l’habitat insalubre et membre du collectif. Comme un premier pas, le 20 juin dernier, le Collectif Réquisition organise une action symbolique : au moment où se tient le conseil municipal, iels ouvrent un immense bâtiment vide depuis plusieurs années, situé au 62 rue de la République, pour en exiger la réquisition. Il appartient au bailleur social Unicil et à un fonds de pension, la SCI Marseille City. L’événement, bon enfant et qui ne visait pas, faute de moyens humains, à occuper durablement le lieu, a été écourté par la maréchaussée, peu encline à célébrer cet éphémère moment de réappropriation de la ville par ses habitant·es. Histoire de rappeler à tout ce petit monde qu’en France, la propriété privée, c’est sacré, plusieurs militant·es sont emmené·es au poste, et une, jusque devant le juge.
En octobre 1945, pour faire face à la pénurie de logements causée par la Seconde Guerre mondiale, le Général de Gaulle promulgue une ordonnance qui permet à l’État et à ses préfets de réquisitionner des bâtiments vides pour loger des populations civiles en difficulté. Dans l’immédiat de l’après-guerre, ce sont plusieurs milliers de logements qui sont réquisitionnés. Après une nouvelle campagne de réquisition menée sous Jacques Chirac en 1995, une deuxième loi vient compléter l’ordonnance de 1945. Désormais, le préfet de département a la possibilité de désigner un attributaire, c’est-à-dire une structure intermédiaire qui prend en charge les travaux, la désignation du locataire et perçoit les loyers1.
« Si on ne met pas en place un rapport de force pour rendre effectif le droit au logement, on n’y arrivera pas »
De l’actuel préfet des Bouches-du-Rhône Georges-François Leclerc, qui partage avec Darmanin une grande proximité idéologique et (in)humaine, le Collectif Réquisition n’attend pas grand-chose. C’est pourquoi ils et elles ont plutôt choisi de concentrer leurs efforts sur Benoît Payan, dont le pouvoir d’expropriation est pourtant beaucoup plus restreint que celui du préfet. En effet, les réquisitions municipales sont soumises à la double condition de l’existence d’une situation d’urgence et d’un trouble à l’ordre public lié au manque de logements. Or, la caractérisation de ces deux notions est laissée à l’appréciation du maire, d’abord, mais surtout, en dernière instance, à celle du juge lorsqu’il est saisi pour contester l’arrêté de réquisition. Et en la matière, une décision a laissé des marques. En 2018, à Montreuil, lorsque le maire décide de saisir des bureaux vides appartenant à l’État pour loger des travailleurs immigrés, la justice s’est alors empressée, sur demande du préfet, de casser l’arrêté municipal et d’ordonner l’évacuation des locaux. Ironiquement, la juge a alors considéré que c’était plutôt « l’occupation des locaux réquisitionnés [qui] porte atteinte à l’ordre public ». Les chats échaudés craignent l’eau froide, les maires les défaites au tribunal.
Alors pourquoi tout ce bazar auprès du maire si l’on sait déjà que, dans tous les cas, le préfet et les tribunaux ne vont pas laisser faire ? « Déjà parce cela permettrait de remettre le sujet dans le débat public et de loger des personnes à la rue pendant quelques mois, le temps que l’expulsion soit effective », répond Aïcha Guedjali, l’une des rares élues au sein de la majorité municipale à soutenir la réquisition. « Ensuite parce que ce serait l’occasion d’engager un bras de fer avec l’État sur cette question. Si on ne met pas en place un rapport de force pour rendre effectif le droit au logement, on n’y arrivera pas. Nous ce que l’on veut, c’est qu’un peu partout en France, les maires utilisent cet outil2. » En jeu, le renversement de la hiérarchie entre le droit sacralisé de la propriété privée et celui piétiné du droit au logement. « Imaginez que la mairie réquisitionne un bâtiment qui appartient à un fonds de pension américain spéculant depuis des années sur le logement en gardant des immeubles vides. Cela donnerait un signal très fort aux gens qu’ils ont le droit d’avoir un toit et ce serait une mise en garde aux autres spéculateurs », se projette Francesca, militante au sein du Collectif Réquisition. Dans le fond, ce qu’elle espère, c’est « ouvrir la possibilité de sortir le logement du domaine de la propriété privée lucrative ». Une urgence, alors que le nombre de personnes sans domicile a doublé depuis 2010 en Europe sous l’effet conjoint des crises, du déclin de l’État providence et de la financiarisation du marché de l’immobilier.
1 La durée de la réquisition ne peut excéder les douze ans et le propriétaire a ensuite la garantie de retrouver son bâtiment. Souvent rénové en prime. On est donc bien loin de l’expropriation ou de la collectivisation.
2 En mai dernier, le maire écolo Éric Piolle a annoncé son intention de réquisitionner des logements vacants si la préfète de l’Isère n’usait pas de son pouvoir de réquisition.
Cet article a été publié dans
CQFD n°243 (juillet-août 2025)
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Paru dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Par
Illustré par Anne Loève
Mis en ligne le 14.07.2025
Dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
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