Barouf d’honneur
Ouvrir le chant des possibles
« Pour lutter contre les idées complotistes dans une perspective libertaire, il faut réussir à opposer dans le même temps une critique du discours conspi et une autre du discours dominant. Le conspirationnisme est une défiance, une remise en cause du pouvoir et de ses structures, de l’idéologie dominante et de ses manifestations. Dès lors, comment s’opposer au conspirationnisme sans défendre ce pouvoir ? Comment ne pas en reproduire les discours et ne pas œuvrer à le ré-instituer dans les esprits ? Pendant l’épidémie de Covid par exemple, une partie de la scène sound-system considérait que la vaccination avait pour but soit de nous injecter des micropuces électroniques pour surveiller nos faits et gestes, soit de supprimer une grande partie de la population, faire un “great reset”, duquel seuls les riches sortiraient indemnes. C’est une lecture du monde clairement porteuse d’une conscience de classe : il y a d’un côté les riches et de l’autre les pauvres, les deux groupes ont des intérêts antagoniques et s’affrontent dans une lutte mortelle.
« Une lecture du monde clairement porteuse d’une conscience de classe »
Pourtant ce type de discours est dangereux pour les classes populaires, qui composent encore une majorité du public de la musique dub, car ce sont elles qui ont été les plus durement frappées par le Covid. Nous devions donc à la fois porter un discours très critique vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique et des politiques publiques, qui ne protégeaient pas suffisamment les plus précaires, et simultanément, militer pour la levée des brevets industriels sur les vaccins pour les rendre accessibles gratuitement partout dans le monde et sauver des vies, nos vies. »
« Une bonne partie de notre travail se fait sur les réseaux sociaux. Sous les publications des pages de dub, qui impliquent de réagir en affichant sa boussole politique, les commentaires conspis à tendance soraliennes se multiplient. Nous prenons le temps d’y répondre, de susciter du débat et du dissensus. On renvoie aussi souvent nos interlocuteur·ices vers des vidéos de vulgarisation politique [comme Esprit critique, Hygiène mentale]. Ensuite, lors de nos évènements nous faisons des interventions au micro entre chaque titre pour parler soit du morceau suivant et de ses paroles ou bien d’un sujet d’actualité qui nous tient à cœur. Nous installons aussi systématiquement une table de presse qui permet de s’informer notamment sur l’histoire des luttes. Lorsqu’on ne joue pas, on discute toujours avec les gens pour présenter nos idées et expliquer pourquoi tel artiste a des positions politiques problématiques. La culture sound-system n’est pas uniquement un espace de fête, mais aussi un espace de politisation où les gens se retrouvent pour boire un coup et discuter de leur travail, des difficultés qu’iels rencontrent face à leur hiérarchie.
« Les gens qui vivent nos évènements réalisent que l’autogestion peut fonctionner, que c’est un mode d’organisation efficace.s »
Surtout, ces évènements sont des espaces d’autogestion qui, on l’espère, vont semer des graines dans l’imaginaire du public. On ne peut pas proposer un avenir radieux en se plaçant simplement en opposition. Il faut proposer quelque chose qui fasse rêver. Les gens qui vivent nos évènements réalisent que l’autogestion peut fonctionner, que c’est un mode d’organisation efficace. Tout à coup, l’option libertaire devient pour elle et eux une alternative crédible et ça leur donne de l’espoir. La joie est porteuse d’énormément de courage politique, beaucoup plus que la tristesse. C’est l’un de nos atouts : les prédicateur·ices qui annoncent la fin du monde, qui utilisent la peur de leur public, ne sont en réalité pas tellement porteur·euses d’espoir. Leurs discours ne seront jamais aussi convaincants qu’un évènement avec plein d’ateliers différents qui vont permettre d’apprendre des techniques d’artisanat, de mettre en commun des savoirs, d’échanger sur le monde. Le champ culturel se doit de cultiver ces espaces, de moins en moins nombreux, pour convaincre les plus vulnérables et désabusé·es d’entre nous qu’un autre quotidien est possible, et que l’on ne rendra pas les clefs de nos vies gentiment. »
* Ayant déjà subi des menaces et des intimidations pour ses prises de parole au sein de la communauté sound-system, M.B. préfère s’exprimer au nom de son collectif et rester anonyme.
Cet article a été publié dans
CQFD n°242 (juin 2025)
Dans le dossier du mois, on se demande comment faire face à la désinformation et surtout face à la prolifération des imaginaires complotistes, on en a discuté avec des artistes-militant•es qui luttent au quotidien contre le conspirationnisme. Hors dossier, on a rencontré Frédérique Muliava, une militante Kanak déportée jusqu’en France métropolitaine pour être jugée suite aux mouvements indépendantistes de mai 2024, on plonge avec Joris, jeune au RSA, dans les galères de France Travail, et on attrape la Darmanite aiguë à cause de ce ministre de la Justice tout pourrit qui veut reformer les prisons ambiance serrage de vis (ou d’écrou).
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Paru dans CQFD n°242 (juin 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Alix Peraucheau
Mis en ligne le 14.06.2025
Dans CQFD n°242 (juin 2025)
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