Échec scolaire

Larbinisme

Loïc est prof d’histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d’une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu’on s’est planté ?

Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, le célèbre écrivain anticolonial du XXe siècle. Il y décortique le rapport de domination des colons sur les « indigènes » : « Il n’y a de la place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police – la classe souvent bien agitée se calme tout à coup – Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion […] l’homme indigène en instrument de production. » Alors que le silence règne, un élève prend spontanément la parole : « C’est comme aujourd’hui en France monsieur, ça ! Les Français, ils travaillent pas ! C’est nous les instruments de production ! » Quand, je lui notifie doctement que les « Français » travaillent aussi, il me répond : « Ah bon ? Mais ils sont où ? Oui, ils sont avocats ou docteurs, des boulots de riches. Mais sinon ? Je les vois jamais moi ! » Les autres acquiescent et en rajoutent « Sur les routes, des Arabes et des Noirs, les secrétaires, pareil, les caissiers et les caissières, pareil ! ». Si la figure du « prolo blanc » ne leur dit rien, c’est que dans les quartiers Nord de Marseille, où ils habitent en majorité, la ségrégation raciale s’aligne avec la séparation entre classes sociales – Continuité de la société coloniale ?

Dernière phrase du texte : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » L’élève qui lit bute sur le dernier mot : « Ah non, Monsieur, ça je peux pas le lire ! Parce que je l’ai déjà entendu à propos de gens que je connais… » – quand j’explique à la classe ce qu’est un « larbin » un élève s’exclame : « C’est comme les sans-papiers qui travaillent vers chez moi, ils sont payés 800 euros, pas de contrats ! » « On va se vengeeer ! » crie l’un d’entre eux avec un accent africain dans un éclat de rire général. Dégoûté, l’un d’eux reprend la parole : « Monsieur, c’est bon ! la France moi, j’ai donné. Les Français c’est des racistes, ils parlent mal de nous à la télé, ils parlent mal de notre religion, alors que sans nous y’a rieeeen, la France elle tourne pas. » Quand on n’a jamais cessé de les humilier et de les piétiner, je comprends mieux pourquoi certains sont tentés par ce que les éditocrates, les fachos et les conservateurs nomment « séparatisme ». Il finit par « Moi, dès que j’ai 18 ans, je vais au bled, je pourrais vivre ma vie là-bas. »

LoÏc
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Cet article a été publié dans

CQFD n°242 (juin 2025)

Dans le dossier du mois, on se demande comment faire face à la désinformation et surtout face à la prolifération des imaginaires complotistes, on en a discuté avec des artistes-militant•es qui luttent au quotidien contre le conspirationnisme. Hors dossier, on a rencontré Frédérique Muliava, une militante Kanak déportée jusqu’en France métropolitaine pour être jugée suite aux mouvements indépendantistes de mai 2024, on plonge avec Joris, jeune au RSA, dans les galères de France Travail, et on attrape la Darmanite aiguë à cause de ce ministre de la Justice tout pourrit qui veut reformer les prisons ambiance serrage de vis (ou d’écrou).

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