Aïe tech #27
Pari si la monnaie
Fut un temps où le monde du pari se cantonnait aux tripots à bookmakers et aux PMU. Flèche d’Azur, casaque verte, va-t-elle l’emporter sur Bucéphale Mordoré, casaque rouge à pois ? La belle époque. Aujourd’hui, outre les paris sportifs en ligne, qui ruinent beaucoup d’apprentis Nostradamus, il est possible de miser ses kopecks sur absolument tout. En page d’accueil du site Polymarket, on trouve par exemple cette proposition de prédiction contre monnaie sonnante et trébuchante, avec mention des fluctuations : « Y aura-t-il un cessez-le-feu entre Gaza et Israël avant juillet ? » (59 % de chance). Ou sur une autre plateforme, Kalshi : « Le nouveau médicament contre le cancer va-t-il passer la première phase de test ? » (14 %). Flippant. Alors oui, il y a des gagnants. Un article du Monde1 cite l’heureux parieur ayant misé sur Robert Francis Prevost (Léon XIV) comme futur pape, 60 000 dollars dans les popoches. Mise totale des parieurs sur cet événement toutes plateformes confondues : 40 millions de billets verts. Ce type de site empoche évidemment de solides commissions sur chaque événement ainsi monétisé. On peut rétorquer que la Française des Jeux fait la même chose, cette pelle à merde étatique. Sauf qu’il y a ici un évident problème éthique et politique. Les partisans de cette mise aux enchères du monde se réclament de la pensée libertarienne ou des plus féroces théoriciens du néo-libéralisme débridé genre Friedrich fucking Hayek, qui estiment que les marchés financiers doivent s’étendre à tous les recoins de la société. Indécent ? Que nenni, c’est juste l’économie, idiot2 ! Mais ça ne s’arrête pas à un problème de morale. En pariant sur le vainqueur des élections présidentielles roumaines ou le déclenchement d’une guerre Iran-USA, les utilisateurs de ces plateformes exercent une sorte d’influence sur le futur. Poser un taux de probabilité sur ces événements, c’est déjà offrir le monde sur un plateau aux adeptes de la-data-à-tout-prix. Autre effet délétère : si tout devient quantifiable par le pékin moyen, il n’y a plus de frontière entre analyse du monde rationnelle et prédiction au doigt mouillé. C’est la victoire des affects numériques, scrutés de près par les vautours politiques. Ils disposaient déjà de Facebook ou Twitter pour savoir comment souffler sur les braises, ils ont désormais la main sur de gigantesques sondages en ligne sur la marche du monde. Vertigineux. Est-ce que ce monde est sérieux (66 %) ? Je parie sur non. Cabrel va-t-il mourir cet été (22 %) ? Non, oh lord, sa moustache est immortelle. Cette fichue planète malade va-t-elle s’autodétruire dans son capitalisme morbide ? Yep (à 100 %).
1 « Le business cynique des marchés prédictifs en ligne : des paris sur le futur de Gaza, le nouveau pape ou l’Eurovision » (18/05/25).
2 En anglais : « It’s the economy, stupid ! », phrase fréquente dans la vie politique ricaine, attribuée à un conseiller de Bill Clinton en 1992.
Cet article a été publié dans
CQFD n°242 (juin 2025)
Dans le dossier du mois, on se demande comment faire face à la désinformation et surtout face à la prolifération des imaginaires complotistes, on en a discuté avec des artistes-militant•es qui luttent au quotidien contre le conspirationnisme. Hors dossier, on a rencontré Frédérique Muliava, une militante Kanak déportée jusqu’en France métropolitaine pour être jugée suite aux mouvements indépendantistes de mai 2024, on plonge avec Joris, jeune au RSA, dans les galères de France Travail, et on attrape la Darmanite aiguë à cause de ce ministre de la Justice tout pourrit qui veut reformer les prisons ambiance serrage de vis (ou d’écrou).
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°242 (juin 2025)
Dans la rubrique Aïe Tech
Par
Mis en ligne le 28.06.2025
Dans CQFD n°242 (juin 2025)
Derniers articles de Émilien Bernard