Mémoires d’Abel Paz (1942-1954)

Un clandestin libertaire sous Franco

Diego Camacho, alias Abel Paz, fut militant anarchiste et historien autodidacte de la révolution espagnole. Dans Au pied du mur, il raconte la clandestinité et les prisons de la dictature franquiste. À la fois personnel et collectif, son récit témoigne d’une époque où la population gardait, malgré la répression et la censure, le vif souvenir d’une formidable tentative d’émancipation.
E Le Soldat anti-tank, par Miliciano, 1937.

Diego avait quinze ans quand, le 18 juillet 1936, éclate la guerre civile espagnole. Grandi dans un quartier populaire de Barcelone, il est affilié aux jeunesses libertaires et monte au front avec les milices anarchistes pour combattre les troupes du général Franco. Il participe à ce qui devient une révolution sociale, est témoin de la mise au pas des milices par le gouvernement républicain, puis se mêle à la retirada vers la frontière et les camps français. Au pied du mur1 raconte le retour en Espagne du jeune Diego, où il participe à la résistance populaire sous la chape de plomb nationale-catholique, avant de vivre plusieurs années d’incarcération dans les geôles franquistes.

L’ambiance de l’époque est dépeinte de façon saisissante, comme lorsqu’un convoi de prisonniers traversant l’Aragon se voit escorté par une « ribambelle d’enfants. Parmi eux, une fillette blonde qui ne devait pas avoir plus de sept ans et qui courait devant nous. Elle lorgnait les gardes civils et, quand ils ne la voyaient pas, elle levait le poing ». En gare de Logroño, ce même convoi reçoit des tranches de pain que des femmes glissent entre les lattes des wagons à bestiaux, avant que les gardes ne les dispersent en les traitant de « putes communistes ».

On regrette que le traducteur n’ait pas pris la liberté d’ajouter quelques mots au sous-titre afin d’éviter que seuls les connaisseurs se portent vers ce bel ouvrage. Zéro langue de bois : le récit est à la fois pratique et lucide et l’expérience prime sur la théorie, qui ne fait qu’étayer et prendre date. La vivacité des solidarités s’oppose aux brutalités pénitentiaires, à la torture, aux tribunaux militaires, aux « promenades » nocturnes qui riment avec exécution sommaire. Diego échappe de justesse à l’une d’elles : « Nous nous sommes mis en marche, foulant les hautes herbes. Je sentais l’humidité sur mes jambes. C’était un tableau infernal. Bâillonné, poussé vers l’avant, je ne pouvais voir le visage de mes assassins. La lune, pleine, resplendissait dans le ciel, elle me parut énorme. Tout en marchant, je tournai mon regard vers [elle]. J’attendais à chaque instant un tir dans la nuque. » L’ingéniosité des libertaires permet de monter des imprimeries, des caisses de solidarité ou d’inventer des modes de lutte musclés. Ainsi, une caisse de bière tombe de deux étages juste à côté du directeur de l’usine. Celui-ci applique illico la revendication : doubler un poste afin de permettre aux ouvriers d’aller pisser. Autre fait peu connu et d’une autre ampleur : la grève générale du 1er Mai 1947 à Bilbao, censée mettre le feu aux poudres dans toute la péninsule.

Abel Paz manie volontiers l’humour contre ses bourreaux, ou l’ironie contre les rigides staliniens enchristés dans les mêmes quartiers pénitentiaires. « Au début, ils avaient posé quelques problèmes de cohabitation, tentant d’imposer leur loi et ressuscitant les tensions avec le POUM2, comme à l’époque de la guerre. Mais leur attitude étant ridicule, ils avaient rapidement dû faire marche arrière. » Paz a une théorie : si la propagande les englobe tous dans le terme générique de « rouges », c’est que Franco a choisi l’ennemi qui lui convient, aussi autoritaire que lui, et qui participera à la transition légitimiste du dauphin Juan-Carlos Ier en 1975. Mais de leur côté, les anarchistes sont divisés. Ceux qui furent ministres du front républicain participent au gouvernement en exil de Toulouse et se compromettent dans des négociations avec les monarchistes, pendant que la base militante œuvre à reconstruire un syndicalisme révolutionnaire. Jusqu’à la désillusion de 1945, quand Franco survit à la débâcle ­d’Hitler et Mussolini. « Le cas espagnol n’entrait pas dans les calculs de Staline, Churchill ou Truman. » Leçon encore valide aujourd’hui : les systèmes de domination préfèrent le fascisme à tout projet d’émancipation sociale.

Clandestinité, prison, congrès de l’Association internationale des travailleurs… Paz s’active et observe. Il voit bien que l’idée libertaire est sur le point d’être marginalisée. Mais son livre porte haut les sentiments qui la perpétuent. Lors d’un Noël en prison, où l’on partage du vin de contrebande, l’optimisme rousseauiste des anars ressurgit : « L’air transpirait la joie de vivre, ce trésor inépuisable du pauvre que la bourgeoisie ne pourra jamais faire sien, malgré tous les efforts qu’elle déploie pour se l’approprier. La joie est comme le soleil, la lune, les saisons. Le capitaliste et l’État peuvent toujours chercher des recettes pour changer le cours des choses, ils n’y parviendront pas. »

Par Bruno Le Dantec

1 Au pied du mur – Mémoires 1942-1954 est traduit et publié pour la première fois en France chez les éditions Rue des cascades (2023), fondées par le regretté Marc Tomsin.

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