Justice complice
Survivre deux fois : l’inceste et le naufrage judiciaire
D’abord le trauma, mourir une fois, mourir à chaque fois, l’inceste. Et puis, la parole, tenter de parler, quand on a trois ans ou six ans, quatorze ans peut-être. Pour que cela cesse. On croit qu’on va nous protéger. Parce que c’est ce qu’on nous a toujours dit. Que les grandes personnes étaient là pour nous protéger, et que c’est pour ça qu’il faut les écouter.
L’inceste est « le seul crime où l’on force un enfant à rester aux mains de son bourreau »
Mais quand les enfants parlent, on ne les croit pas. Iels mentent c’est sûr. Ou non, pire, c’est leur mère qui les manipule, qui veut faire souffrir papa, qui invente tout ça. Et puis, il ne faudrait pas éloigner l’enfant de ses parents, et surtout pas de son père, ce « bon père de famille ». Alors la mère qui en fait trop, décidément ça suffit, il faut la mettre à distance, la faire taire. Totale inversion de la culpabilité.
Pour comprendre pourquoi nous cautionnons encore que ce schéma se répète inlassablement, il faut se demander : en quoi le naufrage de la justice est-il l’une des manifestations du système-inceste ? C’est ce que Romane Brisard, journaliste, a tenté de documenter dans son livre Inceste d’État (Stock, 2025). Elle y montre que la faillite des institutions judiciaires n’est pas la cause de cette tragédie, mais bien « la conséquence de notre tolérance envers la domination masculine sur le corps des femmes et des enfants ».
Le point de départ de l’enquête de Romane Brisard est une contradiction : six enfants sur dix qui révèlent des faits d’inceste ne sont pas mis en sécurité1. Alors que 33 % des agressions sont commises par le père, l’inceste est « le seul crime où l’on force un enfant à rester aux mains de son bourreau ». Pour quelle raison ? Le juge Édouard Durand, qui a présidé la Ciivise, parle de l’injonction à la « préservation de l’équilibre parental », car « ce qui fait horreur au corps social que nous sommes, c’est de délier un enfant de son géniteur2 ». Romane Brisard décrit quant à elle une « imprégnation idéologique » de tous les corps de la justice jusqu’à l’Aide sociale à l’enfance (ASE), « biberonnés au syndrome d’aliénation parentale ».
« On n’est pas là pour écouter des histoires qui sortent de la tête d’une petite fille »
Le syndrome d’aliénation parentale, inventé en 1987 par le psychiatre américain Richard Gardner, ouvertement misogyne et défenseur de la pédocriminalité, assimile les enfants à des menteur·ses manipulé·es par leur mère dans le cadre du « conflit parental ». Ce pseudoconcept scientifique a progressivement infusé dans les institutions judiciaires, encouragé par des thérapeutes comme Paul Bensussan et relayé lors d’affaires telles que celle d’Outreau. Au point que, comme l’écrit Romane Brisard, le réflexe des magistrat·es est désormais à la « présomption de manipulation » qui pèse sur les enfants et leur parent·e protecteur·ice. Cette idéologie, pur produit du système patriarcal et de l’adultisme, sous-tend un véritable « acharnement judiciaire » qui prend forme au travers d’une « chaîne de défaillances » dont souffrent de manière quasiment systématique toutes les affaires d’inceste sur mineurs.
Dans son enquête, la journaliste décrit quatre maillons de cette chaîne de « dysfonctionnements ». Des défaillances, qui sont en réalité plus à comprendre comme un laissez-faire complaisant de la part des institutions baignant dans la culture de l’inceste, que comme des manquements involontaires. En premier lieu, après le dépôt d’une plainte pour inceste3 par la mère de l’enfant, celui-ci va être auditionné au commissariat. Or aujourd’hui, ni les espaces mis à disposition ni les protocoles d’audition ne sont en mesure de permettre d’accueillir la parole des enfants comme il le faudrait. Souvent, les questions posées transpirent le syndrome d’aliénation parentale. Romane Brisard retranscrit ainsi des extraits d’auditions entre un officier de police et Anouk, une petite fille de neuf ans dont la mère a porté plainte suite à ses révélations d’inceste paternel : « Tu sais Anouk, je vais te dire un truc. En fait, nous on est des policiers, d’accord ? On n’est pas des psychologues. On n’est pas là pour écouter des histoires qui sortent de la tête d’une petite fille. »
Pour décider des suites de l’affaire, une enquête doit être menée. Insuffisante du fait du manque de moyens et de formation des enquêteurs – quand ce n’est pas purement de la négligence – elle dure deux ans en moyenne. Deux années pendant lesquelles l’enfant continue dans la plupart des cas d’être remis aux mains de son agresseur dans l’attente d’une décision pénale. Deuxième maillon de la chaîne.
Juge pénal, juge aux affaires familiales, juge des enfants... Personne ne se parle, mais tou·tes ont à cœur leur mission : « maintenir l’équilibre familial »
Pour les mères, une seule solution pour faire cesser cette torture : saisir le juge aux affaires familiales pour demander à suspendre les droits de visite et d’hébergement du père. Une procédure civile, en parallèle de la procédure pénale, qui voit « toutes les juridictions se renvoyer la balle ». Juge pénal, juge aux affaires familiales, juge des enfants… Personne ne se parle, mais tou·tes ont à cœur leur mission : ne pas couper les liens du père avec l’enfant pour « maintenir l’équilibre familial ». Et même les travailleur·ses de l’ASE, sollicité·es pour intervenir auprès des familles, y participent. Troisième maillon. Voilà comment le système judiciaire laisse la présomption d’innocence prendre le pas sur le principe de précaution.
Alors, ces mères protectrices deviennent « à leur corps défendant des résistantes ». Lorsqu’elles décident de ne plus remettre leurs enfants à leur père incestueux, elles s’exposent à des poursuites pour « non-représentation d’enfant ». « Un délit qui devient […] une nouvelle arme judiciaire pour certains hommes », comme l’explique Romane Brisard. Car le·a juge aux affaires familiales, saisi·e par le père empêché, s’empresse ici de faire son travail : suspendre l’autorité et les droits parentaux de la mère. Et lorsqu’iel se voit opposer par celle-ci l’affaire d’inceste en cours de jugement au tribunal pénal, le·a magistrat·e de rétorquer : « Ne nous prenez pas la tête avec ces affaires d’inceste. On n’est pas là pour juger ça. »4 Quatrième et dernier maillon de la chaîne. Couperet final.
Le système judiciaire laisse la présomption d’innocence prendre le pas sur le principe de précaution
Certaines mères finissent donc par fuir, avec leurs enfants. Calvaire en cavale. Que peuvent-elles faire d’autre ? Aux yeux de la justice, elles deviennent des hors-la-loi. Comme Gladys, qui témoigne dans le livre, elles savent qu’elles risquent jusqu’à la prison : « Jamais sans ma fille, même si demain, je dois payer. » Pour Romane Brisard, elles sont bien au contraire au-devant de la loi : « Dans quelques années on parlera d’elles comme on parle aujourd’hui des premières femmes qui avaient publiquement déclaré avoir avorté. » En attendant, des collectifs comme Incesticide France se sont formés pour dénoncer la violence inimaginable de cette inversion de culpabilité qui conduit à la criminalisation des mères. Ils réclament notamment la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le traitement judiciaire de l’inceste parental. Leur combat : « Mettre un terme à l’impunité qui enrobe [l’inceste] comme une seconde peau. » En gardant une chose en tête : les textes de loi ne suffiront pas à protéger les enfants tant que le système inceste continuera à s’immiscer dans leur pratique.
Signaler, accompagner et soigner
Des associations existent pour accueillir la parole des victimes et des proches et proposer des suivis thérapeutiques ou juridiques.
À Marseille, l’association Agir avec les Bonnes Mères, Renaître après l’inceste accompagne les survivant·es de l’inceste et leurs proches avec des permanences, la mise à disposition d’une liste de thérapeutes formés à la prise en charge des psychotraumatismes liés à l’inceste ou encore l’organisation d’un groupe de parole mixte entre pairs.
L’association propose aussi une préparation et un accompagnement au parcours judiciaire pour les adultes qui souhaiteraient s’y (re) lancer. Au regard du risque de retraumatisation lors de ces parcours, Béatrice Duluc, référente de l’association, insiste sur « l’importance de la préparation en amont afin de détenir tous les éléments », car « on sait à quel point chaque mot compte pour que la plainte ait une chance d’aboutir ». Les Bonnes Mères met donc à disposition une liste d’avocat·es certifié·es, en plus des professionnels du soin. L’association offre également la possibilité d’être présente lors du dépôt de plainte.
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1 Rapport public de la Ciivise, « Violences sexuelles faites aux enfants : on vous croit », 17 novembre 2023.
2 « Inceste : le grand déni ? », C ce soir sur France TV (12/11/2025).
3 L’inceste n’est pas considéré comme un délit en tant que tel, mais comme une circonstance aggravante d’agression sexuelle ou de viol.
4 Une phrase que Romane Brisard a entendu de nombreuses fois lors des auditions auxquelles elle assistait.
Cet article a été publié dans
CQFD n°247 (décembre 2025)
Si le dieu capitaliste adore les festivités de Noël, les victimes d’inceste, elles, se mettent en mode survie pendant le mois de décembre. Contre la mécanique du silence de ce système de domination ultraviolent envers les enfants, on a décidé de consacrer notre dossier du mois à ce sujet. On en a parlé avec la plasticienne et autrice Cécile Cée, victime d’inceste, qui milite pour sortir l’inceste du silence, puis nous sommes allé·es à la rencontre de témoins, co-victimes, d’inceste au rôle primordial. On fait un zoom sur les spécificités des récits littéraires de l’inceste ainsi que sur l’échec de la justice à protéger les enfants et les mères protectrices. Hors dossier, on fait le point sur un texte de loi qui a permis l’expulsion de Reda M., pourtant victime des effondrements de la rue d’Aubagne, et la docteure en anthropologie Aline Cateux évoque les 30 ans des accords de Dayton dans un entretien sur la Serbie.
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Paru dans CQFD n°247 (décembre 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Maïda Chavak
Mis en ligne le 10.12.2025
Dans CQFD n°247 (décembre 2025)
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