Soutiens sous pression
Proches de victime : tenir bon devant le déni des siens
Dans la série audio « Ou peut-être une nuit » consacrée à l’inceste, la réalisatrice Charlotte Pudlowski s’interroge : ils sont où les autres, quand il y a viol ou agression au sein d’une même famille ? Car une famille, rappelle-t-elle, « c’est rarement un père et sa fille dans une cabane au fond des bois ». Durant son enquête, ces « autres » sont restés un grand mystère pour elle.
Le soutien clair et protecteur des proches demeure l’exception plutôt que la norme : selon le rapport de la Ciivise, seuls 8 % des victimes en bénéficient
Silencieux, prudents ou même virulents, ils sont souvent ceux qui, d’un geste implacable, referment le couvercle sur la boîte de Pandore. Parce que, comme le dit L., agressée par son oncle quand elle était mineure : « se ranger du côté de ceux qui parlent, c’est bien souvent partir au combat contre toute la famille pour qu’advienne une prise de conscience collective : c’est vertigineux ». Aussi, le soutien clair et protecteur des proches demeure l’exception plutôt que la norme : selon le rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), seules 8 % des victimes en bénéficient. « J’imagine que c’est particulièrement difficile pour ceux qui sont de la même génération que la victime, les autres enfants, continue L. L’emprise de la génération du dessus est souvent totale. Défendre ta sœur ou ton cousin, c’est s’affronter aux adultes qui peuvent essayer de te faire changer d’avis, à tes parents, qui sont l’alpha et l’oméga de ta vie, à la société, qui va minimiser et parfois à la victime elle-même, qui peut se mettre à douter. » Alors pour approcher ce que vivent ces proches, ces témoins, directs ou indirects, on est allé parler avec certains d’entre eux. Ceux de la génération du dessous, ceux qui butent contre le silence des grands. Chaque témoignage a sa voix propre, ses nuances, mais tous semblent révéler une chose : la présence de ces cousines, cousins, de ces frères, sœurs est un enjeu vital pour les victimes.
Quand Yann apprend que sa cousine a été agressée par son grand-père, les faits sont déjà anciens. À l’époque, pourtant, elle avait parlé. Les adultes avaient organisé une sorte de « conseil de guerre », où parents, oncle, tante, et bien sûr grands-parents (dont le grand-père incestueux), s’étaient réunis pour « gérer » cette histoire. « Ce qu’il en était ressorti, grosso modo, c’était qu’on ne laisserait plus l’agresseur approcher sa petite fille sans qu’il y ait quelqu’un dans la même pièce. Et puis, qu’on n’en reparlerait plus », raconte Yann. Sa cousine a donc continué à fréquenter son grand-père, sans que cela ne soit jamais remis en question.
Cette aphasie collective, Charlotte Pudlowski la nomme dans son podcast « le silence par l’exemple » : les adultes que l’on voit comme des repères, des modèles, savent, et se taisent
Selon la Ciivise, une telle situation est loin d’être un cas unique : près d’un enfant sur deux ayant révélé des violences au moment des faits n’ont pas été mis à l’abri ni bénéficié de soins. Un état de fait auquel le rapport ajoute une statistique qui frise l’absurde : « 70 % ont pourtant été crus lorsqu’ils ont révélé les violences. » Comment comprendre cela ? Qu’est-ce qui peut bien retenir un parent de protéger son enfant du danger ? Longtemps, la cousine de Yann a vécu avec l’idée que tout le monde savait et que, si la famille se taisait, c’est qu’elle s’en fichait. Ce n’est que bien plus tard qu’elle a compris que ses cousins n’avaient pas été mis au courant. « C’est typique de ma famille : les problèmes sont sus, mais on préfère ne pas s’y confronter vraiment. Il y a cette idée de ne pas ternir notre image », commente Yann. Lui n’entend pas lâcher l’affaire, de peur « que si ce genre de problématique n’est pas adressé au sein de la famille, de futurs agresseurs y fassent leur nid ». Cette aphasie collective, Charlotte Pudlowski la nomme dans son podcast « le silence par l’exemple » : les adultes que l’on voit comme des repères, des modèles, savent et se taisent. Ils montrent, par leur propre silence, que la seule façon de gérer ce problème, c’est de l’engloutir.
Dans d’autres familles, la pression peut s’exercer de façon encore plus brutale : c’est ce qu’ont vécu Fouzia et sa mère lorsqu’à l’âge de neuf ans, la petite sœur de Fouzia révèle que son oncle la viole. L’homme passait pour un intellectuel raffiné, irréprochable en apparence. « Notre mère était dépressive, mon frère, ma sœur et moi souffrions de son divorce avec notre père, qui ne s’intéressait plus du tout à nous. Alors le frère de ma mère a commencé à nous prendre les week-ends, nous offrir des choses, faire les devoirs… » raconte Fouzia. Plus tard, lorsqu’elle a 18 ans et que sa sœur parle, le choc n’en est que plus grand. Pour autant, elle et sa mère la croient immédiatement et confrontent l’agresseur, qui se mure dans le déni.
« Nous avons été seules du début à la fin, il nous a fallu beaucoup de courage. Mais on a tenu bon pour que ma sœur puisse raconter son histoire. Et il a été condamné ! »
Le second choc vient lorsqu’elles reçoivent une tempête de coups de fil de la famille : « On nous a dit qu’il allait se marier, qu’il ne fallait pas briser la famille. Que ce n’était pas si grave puisque ma sœur était encore vierge. » Désorientées, Fouzia et sa mère savent qu’il faut déposer plainte mais sont paralysées par la peur et la honte. « Mes oncles et tantes ne nous croyaient pas et je me disais que la police non plus. » Ce n’est que trois ans plus tard qu’elles osent enfin franchir la porte d’un commissariat. « Nous avons été seules du début à la fin, il nous a fallu beaucoup de courage. Mais on a tenu bon pour que ma sœur puisse raconter son histoire. Et il a été condamné ! » Depuis, Fouzia dit avoir été « marquée à jamais » : une culpabilité obsédante de n’avoir rien vu venir et le sentiment d’avoir été « éclaboussée par l’horreur » que son oncle a fait subir à sa sœur.
Si la littérature scientifique est peu prolixe sur le sujet, il arrive parfois qu’elle désigne les proches de victimes de violences comme des « victimes indirectes » ou « secondaires », insistant sur le fait qu’ils et elles ont toutes les chances de développer une hypervigilance, de la colère, de la peur, de la culpabilité, voire même de la jalousie vis-à-vis de la victime. Dans un article écrit à la première personne et paru dans The Guardian, la psychologue Elizabeth Hanscombe, dont à la sœur a été abusée par leur père, décrit cette « jalousie impossible » : « Comment pourrais-je être jalouse d’une sœur aînée pour avoir quelque chose que je n’ai jamais voulu et en même temps désiré ? L’amour abusif de mon père et la gratitude apparente de ma mère envers elle pour l’avoir supporté. »
Enfant, B. décide de devenir complètement mutique pendant une année. À la maison, toute l’attention converge vers sa sœur anorexique, renfermée, qui enchaîne les séjours en hôpital psy sans que personne ne comprenne ce qui lui arrive. Une sœur que B. trouve « bizarre », un peu effrayante. « Pour exister aux yeux de mes parents, j’ai décidé d’arrêter de parler. Mais ils ne s’en sont quasiment pas rendus compte. Alors par instinct de survie, j’ai changé d’attitude et je suis passée du silence à une sorte d’excentricité. » Ce n’est que des dizaines d’années plus tard que B. apprend que sa sœur avait été incestée par un oncle : « On n’a jamais été très proches, mais un jour je lui ai demandé si on lui avait fait du mal. J’ai eu le sentiment qu’elle aurait raconté ce qui lui était arrivé à n’importe qui si on le lui avait demandé. Mais j’étais la première à l’avoir fait... » Depuis, B. s’emploie à défaire, maille par maille, le silence familial, pour que l’histoire de sa sœur ne reste plus enfouie.
« Je n’ai jamais regretté de l’avoir soutenue », déclare Clara, à propos de sa cousine, victime d’abus de la part de son propre père. Dans sa famille, les oncles, tantes, cousines, cousins, se sont majoritairement comportés de façon solidaire « malgré le mur judiciaire » auquel ils se sont heurtés – et « quelques défaillances individuelles ». Si sa cousine a ainsi pu être entourée, Clara en est convaincue, c’est parce que la plupart des membres de sa famille partageait déjà cette idée que les enfants sont des êtres à part entière et non des objets de la domination adulte. Et puis, plusieurs épisodes violents avaient déjà émaillé l’histoire familiale, « donc on n’avait aucune façade à sauver ». « Je sais que c’est ce qui a permis à ma cousine de ne pas sombrer, et de se reconstruire ensuite. » affirme Clara, toujours liée à elle par un fort attachement. D’autant plus fort que l’épreuve traversée a permis une parole plus libre entre elles, délestée des non-dits et de leurs habituelles traces d’aigreurs. Une façon d’arracher le récit familial des mains de l’agresseur et de contrer le déni collectif.
Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.
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Cet article a été publié dans
CQFD n°247 (décembre 2025)
Si le dieu capitaliste adore les festivités de Noël, les victimes d’inceste, elles, se mettent en mode survie pendant le mois de décembre. Contre la mécanique du silence de ce système de domination ultraviolent envers les enfants, on a décidé de consacrer notre dossier du mois à ce sujet. On en a parlé avec la plasticienne et autrice Cécile Cée, victime d’inceste, qui milite pour sortir l’inceste du silence, puis nous sommes allé·es à la rencontre de témoins, co-victimes, d’inceste au rôle primordial. On fait un zoom sur les spécificités des récits littéraires de l’inceste ainsi que sur l’échec de la justice à protéger les enfants et les mères protectrices. Hors dossier, on fait le point sur un texte de loi qui a permis l’expulsion de Reda M., pourtant victime des effondrements de la rue d’Aubagne, et la docteure en anthropologie Aline Cateux évoque les 30 ans des accords de Dayton dans un entretien sur la Serbie.
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Paru dans CQFD n°247 (décembre 2025)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Maïda Chavak
Mis en ligne le 20.12.2025
Dans CQFD n°247 (décembre 2025)
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