Entre passé industriel et avenir incertain

Quand Amazon investit les Asturies

Autrefois fleuron des luttes ouvrières et paysannes, la province des Asturies, au nord de l’Espagne, a subi une importante désindustrialisation ces dernières décennies. L’arrivée de la multinationale Amazon, qui a pour habitude d’investir les régions fragilisées, relance l’espoir de quelques-uns et confirme la précarité des autres.
Par Élias

Quarante minutes et trois euros. C’est la durée et le tarif d’un trajet en bus entre Oviedo et Gijón. La première est la capitale administrative de la communauté autonome et de la province des Asturies, la seconde est le centre économique de la région. De l’une à l’autre, ce sont les mutations du travail du siècle dernier que l’on aborde à rebours.

À la sortie d’Oviedo, une bretelle d’autoroute part sur la droite pour rejoindre les zones industrielles de Granda, dans la ville de Meres, et celle de Bobes, à Siero. La première accueille un centre logistique Amazon depuis 2019. Un modeste avant-poste tant ses 3 000 m² paraissent ridicules à côté de l’immense site que la multinationale est en passe d’ouvrir à Bobes : près de 200 000 m² et 2 000 emplois annoncés, pour un investissement total d’environ 100 millions d’euros. L’ouverture du site ne cesse toutefois d’être retardée.

À mi-chemin entre Oviedo et Gijón, le bus traverse Lugo de Llanera. Une bourgade comme il y en a beaucoup – quelques milliers d’habitant·es, une gare, un musée incongru en l’honneur du pilote automobile Fernando Alonso. Et le siège social d’Alimerka, chaîne de supermarchés du nord du pays et deuxième employeur de la région. Une dizaine de kilomètres encore et l’on aperçoit Gijón, son port, et les hauts fourneaux d’ArcelorMittal. Le principal centre sidérurgique d’Espagne est aussi le premier employeur local, et l’une des dernières usines héritées du xxe siècle encore en fonctionnement – celles-là mêmes qui, un siècle durant, ont contribué à l’identité et à la relative prospérité économique des Asturies.

Les régions désœuvrées, cibles d’Amazon

Asturies. Peut-être ce simple nom n’évoque-t-il plus grand-chose. Toutefois, pour nombre d’amateur·ices d’histoire sociale, il fait surgir bien des souvenirs : une révolution prolétarienne au cœur des années 1930, grandiose et défaite ; des gueules noires surmontées d’un casque et barrées d’un foulard ; les paniers que portaient sur leur tête les carboneras (charbonnières), elles dont on ne parle guère, mais qui ne travaillèrent et ne luttèrent pas moins que les hommes ; les drapeaux des centrales syndicales socialistes et anarchistes qui y flottèrent plus souvent que le drapeau national.

C’est précisément pour ça qu’Amazon s’installe, ils savent qu’il y a un fort taux de chômage, un manque d’emplois

Quarante minutes de bus donc, pour remonter l’histoire contemporaine du prolétariat dans une région qui, un siècle durant, a été d’abord celle de la mine et de la métallurgie, avant de n’être plus rien ou presque, en attendant une éventuelle recomposition dans le tertiaire, la logistique ou le tourisme. Entre 1980 et 2000, la moitié des emplois industriels de la région ont disparu 1. Avec un taux de natalité dans les plus bas d’Europe, l’exode des jeunes, une population vieillissante et la déprise industrielle, l’image ouvrière des Asturies semble bel et bien perdue. Dans ce contexte, l’arrivée d’une multinationale telle qu’Amazon est, pour beaucoup, synonyme de renouveau. « Ça nous donne de la force et de l’espoir pour continuer à capter les investissements », affirme Ángel García, le maire de Siero 2.

Je retrouve Daniel Ripa à Gijón, dans le quartier de Cimavilla, secteur historique des pêcheurs de la ville et endroit clé durant la grève générale révolutionnaire de 1934. Daniel Ripa a été secrétaire général pour les Asturies du parti de gauche Podemos et reste la voix principale de l’opposition à l’installation d’Amazon dans la région. Selon lui, si la multinationale cible cette région, ce n’est pas par hasard : « Le modèle économique des Asturies se transforme, et c’est précisément pour ça qu’Amazon s’installe, ils savent qu’il y a un fort taux de chômage, un manque d’emplois. »

Une installation soutenue par les partis de droite comme ceux de gauche, à l’exception de Podemos. Pour les premiers, Parti populaire en tête, le couplet est connu : « D’aucuns aimeraient que nous en soyons encore au temps de la locomotive à vapeur, mais les temps changent », argue en séance parlementaire l’un de ses représentants, heureux d’avoir placé son cliché 3. Du côté d’Izquierda unida, la fédération créée autour du Parti communiste, si on admet qu’il y aura des inconvénients pour le commerce de proximité et qu’il faudra rester vigilant quant aux droits des travailleur·euse·s, le soutien est malgré tout total. Des emplois sont des emplois, qu’importent les conditions. « Quand le gouvernement parle de l’arrivée d’Amazon, c’est en pensant que ce sera proche de l’industrie qu’il y avait par le passé », nous explique Daniel Ripa. Un passé marqué, selon lui, par un vrai rapport de forces favorable à l’obtention et à la défense des droits des ouvrier·es. Les pratiques actuelles de la multinationale montrent à quel point la situation a changé 4.

Chantage aux aides publiques et coups de pression

Il y a quelques mois, le média local en ligne Nortes a dénoncé un accord de confidentialité signé en janvier 2021 entre le vice-président du gouvernement asturien et la multinationale, garantissant à celle-ci une discrétion totale dans l’attribution des terrains publics pour son installation 5. « C’est la première fois que le gouvernement asturien et l’administration fédérale travaillent ouvertement pour une multinationale, loin des projecteurs », dénonce Daniel Ripa. Malgré les dénégations récurrentes du gouvernement local, une enquête de la fédération syndicale internationale UNI Global Union portant sur les aides publiques que s’octroie Amazon dans le monde fait bien mention des Asturies 6. Celle-ci aurait investi au moins 4,4 millions d’euros pour garantir le « bon accueil » de l’entreprise. La stratégie d’Amazon est la même depuis des années : s’installer partout où les chômeurs sont moins regardants et les aides publiques plus généreuses 7.

La stratégie d’Amazon est la même depuis des années : s’installer partout où les chômeurs sont moins regardants et les aides publiques plus généreuses

Et gare à celles et ceux qui émettent des réserves ! Amazon ne manque pas d’agressivité lorsqu’on la conteste, même de manière discrète. Alma, professeure de droit à l’université d’Oviedo, l’a récemment constaté. On se retrouve à La Xusticia, l’un des centres sociaux du bassin minier du Nalón, à La Felguera, ville qui a perdu la moitié de ses habitant·es ces trente dernières années à la suite de la fermeture des mines et des usines associées. Elle m’explique qu’elle a proposé à ses étudiant·es d’analyser les droits des salarié·es, notamment le droit de grève, à l’aune de l’arrivée de la multinationale dans la région. Selon elle, c’est un cas d’école à même de faire réfléchir sur les mutations que subissent les conditions salariales. Les superviseurs locaux d’Amazon l’ont contactée par téléphone pour lui demander de pouvoir consulter le contenu de ses cours et les documents qu’elle utilise. « C’est de l’ingérence. Je n’ai jamais vu ça ! » conclut-elle, indignée.

Autre exemple de coups de pression à Meres, dans l’une des compagnies de livraison à laquelle Amazon sous-traite une partie de son activité. En avril dernier, trois salariés ont été licenciés en raison d’un volume de travail jugé insatisfaisant par l’entreprise. En janvier, ils avaient participé à monter une section syndicale pour protester contre la précarité des conditions de travail, le salaire médiocre et les termes de la convention passée avec la multinationale. En quelques semaines, plus de la moitié des salarié·es avaient adhéré. À la suite de ces renvois, qui s’apparentaient à des tentatives d’intimidation, une grève illimitée a été votée, la première liée à Amazon dans les Asturies. Elle n’a cependant duré que deux mois, sans rien obtenir.

À La Xusticia, je fais également la rencontre de plusieurs membres de la CNT, le syndicat historique du bourg. Carlos nous raconte que son frère a récemment obtenu une mission d’intérimaire comme transporteur pour Amazon, une mission courte qui devra sans cesse être reconduite dans les mois à venir. « 15 jours de travail, 15 jours de chômage, 15 jours de travail… » égraine-t-il comme une comptine. À ses côtés, Sergio, trentenaire à l’impeccable iroquoise, abonde. Il travaille dans la métallurgie à Avilés, entre Oviedo et Gijón, un secteur qui emploie aussi beaucoup d’intérimaires. Pour lui, les pratiques d’Amazon conduisent à normaliser cette fragmentation du temps de travail dans l’ensemble des entreprises. L’un et l’autre se font peu d’illusions sur les bénéfices de cette installation, et ils entendent bien proposer leur aide aux employé·es précarisé·es lors des permanences syndicales qui se tiendront, ici, à La Xusticia.

Non loin du centre social se trouve l’ancienne usine sidérurgique Duro-La Felguera, fondée au milieu du xixe siècle. Quelques jours plus tôt, j’arpentais ses hangars envahis par la végétation, où finissent de pourrir des machines déjà rouillées. En 2013, Duro, l’entreprise historique qui la détenait, a cessé son activité malgré les cinq millions d’euros de fonds publics obtenus au cours des années précédentes 8. Aujourd’hui, dans un bâtiment attenant aux entrepôts défoncés, des travailleuses passent leurs journées au téléphone pour un opérateur mobile. Un chaos de mousse, de verre et de métal, un musée de l’industrie, un centre d’appel : métonymie d’une région coincée entre un glorieux passé industriel et un avenir incertain.

Roméo Bondon

1 Rubén Vega Garcia, « Déclin industriel et résistances ouvrières dans les Asturies depuis les années 1970 », dans Mouvements ouvriers et crise industrielle, PUR, 2010.

2 La Nueva España (12/07/2022).

3 El Salto (12/04/2022).

4 Jean-Baptiste Malet, En Amazonie, Fayard, 2019.

5 Nortes (03/06/2022).

6 « Amazon.com’s Hidden Worldwide Subsidies », Good Jobs First and UNI Global Union, janvier 2022.

7 À ce sujet, lire « De quoi Amazon est-il le nom ? », CQFD, no146, septembre 2016.

8 La Nueva España (05/05/2013).

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CQFD n°215 (décembre 2022)

Dans cet ultime numéro de l’année, un dossier consacré à la déroute des services publics, de l’hôpital à l’Éducation nationale en passant par le Pôle emploi ou les pompiers. Mais aussi : la dissolution du Bloc lorrain, des exilés qui nous racontent le massacre de Melilla cet été, Amazon qui investit la région déindustrialisée des Asturies en Espagne, le gouvernement turc qui persécute les journalistes kurdes, des récits de vie de femmes engagées dans la lutte politique violente ou encore un reportage sur la lutte contre les mégabassines dans les Deux-Sèvres.

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