Dictature : une affaire de famille

« Les Indonésiens craignent un retour de l’Ordre nouveau »

En février et mars dernier, un mouvement de protestation a secoué l’Indonésie. La population d’un des pays les plus inégalitaires du monde dénonce l’autoritarisme du président Prabowo Subianto. Interview de l’historien Rémy Madinier.

Le 17 février dernier, le président indonésien Prabowo Subianto annonce des coupes budgétaires drastiques (environ 40 milliards d’euros) pour lutter contre la malnutrition infantile et financer un nouveau fonds souverain pour des projets dans les énergies renouvelables, la sécurité alimentaire et les nouvelles technologies. Les étudiants montent alors au créneau : ces réductions pourraient affecter les bourses et le prix de la scolarité. Ils n’ont par ailleurs aucune confiance dans leurs élites corrompues. Au mois de mars, l’adoption d’une loi permettant aux militaires d’occuper à nouveau des postes à responsabilités au sein des institutions met le feu aux poudres. La jeunesse craint un retour de la dictature. Entretien avec Rémy Madinier, historien spécialiste de l’Indonésie et directeur de recherche au CNRS.

Il y a régulièrement des mouvements de protestation en Indonésie depuis 1998. En quoi celui-ci est-il différent ?

« Prabowo a fondé toute sa carrière militaire sur la violence »

« Ces manifestations témoignent de fortes inquiétudes quant à une sorte de restauration de l’“Ordre nouveau”, ce régime autoritaire [de 1966 à 1998] présidé par le général Suharto qui a été pendant un temps le beau-père de l’actuel président Prabowo Subianto. Ce dernier a été élu en février 2024 face au président sortant, Joko Widodo (surnommé Jokowi), un homme respecté qui n’appartenait pas à l’oligarchie indonésienne. Prabowo a par deux fois tenté de briguer la présidence avec un registre militaro-nationaliste tout en promouvant l’islam radical. Cette fois-ci, il a réussi non pas face à Jokowi, mais grâce à Jokowi, qui l’a désigné comme son successeur en acceptant que son fils devienne colistier puis vice-président de Prabowo. Ensuite, il y a eu l’annonce de la création d’un fonds souverain et de distributions de repas gratuits dans les écoles. Beaucoup ont alors commencé à craindre un retour de l’“Ordre nouveau” et avec lui, le retour de la corruption et la restriction de la liberté d’expression. »

En quoi la création d’un fonds souverain et les distributions de repas gratuits sont-e les le signal d’un retour à un régime de corruption ?

« Grosso modo, on soupçonne que l’argent disparaisse entre le ministère et les prestataires de services, d’autant plus que les militaires sont désormais autorisés à travailler dans des entreprises sans même démissionner de l’armée. Ils peuvent donc avoir une “double fonction”, et donc un pouvoir politico-économique accru, comme à l’époque de l’“Ordre nouveau”. Et à cette époque, la presse avait dénoncé des cas de repas gratuits avariés et distribués… Et ce n’est qu’un des nombreux exemples de la corruption qui a toujours existé en Indonésie. À ce titre, il faut nuancer la rupture entre Prabowo et le président sortant : Jokowi avait lui-même laissé le Parlement affaiblir la KPK (la Commission d’éradication de la corruption). Il a ensuite utilisé les moyens de l’État pour favoriser les ambitions politiques de son fils. La presse a aussi été largement affaiblie par différentes lois en 2018, 2022 et mars 2025, élargissant notamment la notion de blasphème dans le Code pénal ou restreignant la diffusion d’investigations. De son côté, le président Prabowo s’est déjà prononcé : la presse doit être fidèle et loyale à l’Indonésie… »

Qui est Prabowo Subianto ?

« La société indonésienne est assez peu politisée et il n’y a pas beaucoup de corps
intermédiaires pour absorber le mécontentement »

« Il est fils d’une grande famille indonésienne : son grand-père a fondé la banque d’Indonésie et son père a été ministre des Finances. Ce dernier l’a poussé à faire une carrière militaire pour que Prabowo approche le pouvoir. Il a fondé toute sa carrière militaire sur la violence. Il est notamment accusé de crimes de guerre, en particulier dans la province d’Aceh, au nord de l’île de Sumatra et au Timor oriental. En 1975, le Timor oriental se libère du joug colonial portugais et obtient son indépendance, mais est rapidement envahi par l’armée indonésienne. L’Indonésie possède déjà une partie de l’île de Timor, mais veut s’étendre pour satisfaire ses velléités nationalistes. Et pour ce faire, l’armée assassine entre 100 000 et 200 000 personnes, dont de nombreux civils. L’ensemble des exactions commises a été mis sous le boisseau comme tous les crimes commis sous le régime de Suharto. En 1998, suite à un mouvement de protestation qui dégénère en émeutes et qui fait 1 200 morts, Suharto démissionne. La même année, Prabowo rate un coup d’État face au nouveau président Jusuf Habibie et quitte le pays. Mais après un court et confortable exil en Jordanie, il revient au début des années 2000 pour reprendre une carrière politique. Idéologiquement, c’est un pragmatique de l’autoritarisme, comme l’était Suharto. Il pratique un capitalisme d’État, qui favorise les intérêts de sa famille et de ses proches, dans une économie de conglomérats qui repose encore beaucoup sur les ressources naturelles. »

Y a-t-il une continuité entre le régime de l’« Ordre nouveau » et celui de Prabowo ?

« Sous l’“Ordre nouveau”, la liberté de la presse était extrêmement limitée et les fonctionnaires étaient obligés de voter. On les emmenait en bus pour être sûr qu’ils glissent le bon bulletin dans l’urne. Même chose dans les campagnes où on menaçait de ne pas réparer les routes si tel village ne votait pas à 90 % pour le parti au pouvoir… Depuis 1998, l’Indonésie est une démocratie (ou du moins, l’était jusqu’à ces derniers temps) dans la mesure où les élections sont libres, la liberté d’expression existe, la liberté de la presse également. Les choses ont néanmoins déjà dérapé sous le deuxième mandat de Jokowi. Le président sortant avait un côté développementaliste autoritaire : son projet de nouvelle capitale construite au milieu de nulle part à Kalimantan, dans la partie indonésienne de Bornéo, incarne bien cette ambition de démesure. Et sur ce point, Prabowo accélère le mouvement. »

Y a-t-il une opposition de gauche à Prabowo ?

« Pour l’instant, c’est surtout la presse qui est visée »

« Oui, mais elle reste très limitée à l’échelle nationale, notamment parce que l’“Ordre nouveau” et les régimes qui lui ont succédé ont falsifié la mémoire du pays en imposant un puissant récit anticommuniste [voir encadré]. Aujourd’hui, la société indonésienne est assez peu politisée et il n’y a pas beaucoup de corps intermédiaires pour absorber le mécontentement. Des structures syndicales existent, mais l’économie informelle emploie près de 50 % des travailleurs. Il est donc difficile pour les gens de se mobiliser. Les manifestations qu’on observe aujourd’hui ont surtout lieu dans quelques grandes villes étudiantes. Avec l’inflation qui repart et toute l’incertitude autour des droits de douane américains, l’économie indonésienne risque de flancher. La situation peut devenir explosive pour Prabowo et le gouvernement si les gens qui manifestent pour le respect de l’État de droit sont rejoints par des gens inquiets pour des raisons socio-économiques. »

Que peut-on espérer pour la suite de ce mouvement ?

« Déjà, on peut souhaiter qu’il continue et qu’il n’y ait pas de répression trop féroce. Celle-ci n’a pas encore atteint le même niveau que sous Suharto, mais pourrait en prendre le chemin. Pour l’instant, c’est surtout la presse qui est visée. La jeunesse mobilisée compte parmi elle des enfants des élites indonésiennes, donc on peut tabler sur une retenue de la part des forces de l’ordre, voire même un relai des revendications au plus haut niveau du pouvoir. On peut au mieux espérer que la restauration de l’“Ordre nouveau” ne soit pas trop rapide. Mais est-ce qu’on n’y est pas déjà ? »

Propos recueillis par Eliott Dognon

La mémoire indonésienne falsifiée

« En 1966, après une période de très fortes tensions entre un communisme extrêmement puissant et l’armée, avec Sukarno (premier président de l’Indonésie au pouvoir de 1945 à 1967) qui arbitrait au milieu, il y a eu une tentative de putsch durant laquelle les sept principaux membres de l’état-major ont été tués. Le général Suharto fut le seul épargné. Il a réagi extrêmement vite et s’est emparé du pouvoir en quelques mois en lançant une effroyable répression anticommuniste. Il y a eu entre 500 000 et trois millions de morts, avec un génocide de proximité encouragé par l’armée. Tout un tas de gens massacrait leurs voisins sous prétexte qu’ils étaient peut-être communistes. Le régime de l’“Ordre nouveau” a ensuite déversé sa propagande sur l’Indonésie pendant 30 ans, en expliquant que les communistes avaient eux-mêmes tué ces gens et qu’ils représentaient toujours un danger latent. Cette inversion de la mémoire a profondément marqué la scène politique indonésienne qui est désormais amputée de quasiment tout son flanc gauche. »

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Cet article a été publié dans

CQFD n°242 (juin 2025)

Dans le dossier du mois, on se demande comment faire face à la désinformation et surtout face à la prolifération des imaginaires complotistes, on en a discuté avec des artistes-militant•es qui luttent au quotidien contre le conspirationnisme. Hors dossier, on a rencontré Frédérique Muliava, une militante Kanak déportée jusqu’en France métropolitaine pour être jugée suite aux mouvements indépendantistes de mai 2024, on plonge avec Joris, jeune au RSA, dans les galères de France Travail, et on attrape la Darmanite aiguë à cause de ce ministre de la Justice tout pourrit qui veut reformer les prisons ambiance serrage de vis (ou d’écrou).

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