Overdose de foodporn
La recette empoisonnée des réseaux sociaux
Photographier son plat ou filmer un mukbang1 pour le poster sur ses réseaux sociaux n’est jamais neutre. La chercheuse en sciences de l’information et de la communication Clémentine Hugol-Gential a travaillé sur cette question, et son essai Corps, alimentation et réseaux sociaux incite à réinterroger cette évidence qu’elle endosse en l’appliquant à l’ère numérique : « notre assiette est politique ». Sur TikTok ou Instagram, une assiette ne se montre jamais seule : elle est le miroir d’un mode de vie, d’un corps acceptable, d’un statut social désirable.
Aux yeux des Gafam, nous ne sommes jamais qu’à un clic d’un nouvel achat en ligne qui les engraissera un peu plus. Leurs algorithmes, toujours avides de nouveaux contenus, raffolent particulièrement des vidéos de bouffe. Sur ce credo, les créateur·ices ne se limitent généralement pas à donner leurs recettes. La tendance ? Le lifestyle healthy (du mode de vie sain) qui va souvent de pair avec la vente de tout un attirail bien-être : programmes sportifs, compléments alimentaires, vêtements sportswear, retraites zen... Certain·es vont même plus loin. Tibo InShape, le coach sportif le plus célèbre de l’Hexagone aux presque 27 millions d’abonnés sur YouTube, ne s’arrête pas aux conseils pour la salle de sport. À part n’en avoir « rien à foutre »2 de notre dépression, le mordu de sport a lancé sa propre marque de compléments alimentaires. Miam les bonnes poudres protéinées.
Dans un autre genre, l’influenceur aux millions de vues Thierry Casasnovas vante les mérites du crudivorisme et du jeûne pour guérir le cancer – dont il questionne en même temps l’existence, posant doctement que, comme le sida, ce serait une invention de Big Pharma. En parallèle, le créateur de contenus sans formation médicale vend un tas de produits miracles3 : extracteur de jus, stage, huile de ricin, herbes à visée thérapeutique...
« Pour être visibilisé·e sur les réseaux sociaux en train de manger ou de cuisiner, il vaut mieux avoir un corps hégémonique normé »
Face à la prolifération de conseils santé et nutrition sur les plateformes, Clémentine Hugol-Gential évoque un « continuum qui se tend entre nutritionnalisation [la réduction de l’alimentation à sa fonction biologique] et médicalisation des pratiques à des fins de minceur ». Ce type de contenu culpabilise les individus en apportant des réponses simplistes sans jamais pointer les causes systémiques de troubles médicaux en pleine expansion, tels que l’obésité ou le diabète. En parallèle, les troubles du comportement alimentaire explosent : l’anorexie mentale est l’une des premières causes de mortalité prématurée chez les 15-24 ans. Quant à la pratique des sports collectifs, elle est en berne, phagocytée par le culte de la performance individuelle sur les réseaux sociaux. En 2024, seuls 31 % des Français pratiquent un sport en équipe, contre 60 % en individuel.
« Pour être visibilisé·e sur les réseaux sociaux en train de manger ou de cuisiner, il vaut mieux avoir un corps hégémonique normé », explique Clémentine Hugol-Gential. Les algorithmes favorisent les physiques minces, blancs, valides. En effet, si deux tendances opposées dominent le contenu food, le healthy (alimentation saine) versus le foodporn (alimentation grasse ou sucrée), tout le monde ne peut pas s’en emparer comme il ou elle l’entend. Seules les personnes collant aux standards de beauté hégémoniques peuvent s’afficher, sans avoir peur d’être jugées, en train de croquer à pleine dent dans un burger dégoulinant de cheddar fondu. Et on ne compte plus non plus le nombre de mannequins qui shootent leur plat de pâtes pour le poster sur les réseaux, élevant au rang de « cool » un repas bon marché que les classes populaires mangent par nécessité. Si vous êtes en surpoids ou prolo, c’est tout de suite moins chic.
Sur les réseaux sociaux, comme dans n’importe quelle pub, le corps féminin fait vendre
Autre problématique cuisante, les réseaux sociaux deviennent les outils d’une surveillance sociale accrue : on se regarde, on se juge, on se commente. « On est en train de moraliser l’alimentation », affirme Clémentine Hugol-Gential. Dans l’imaginaire collectif, un corps mince respire la bonne santé, un corps gros serait malsain, malade. Être gros, ce serait peser sur la société. Et sur la planète ultralibérale, charge à chacun·e de ne pas grossir. Exit, la dimension systémique et politique.
Pas la peine de scroller longtemps sur Insta pour comprendre que sur les réseaux, la nourriture se savoure avant tout avec la rétine. Ce qui marche ? Pas les recettes mijotées de grand-mère, mais des plats à l’esthétique léchée, au cadrage parfait et aux couleurs vives. Il faut que ce soit beau, attirant, sexy. Le goût passe après. Et quoi de mieux qu’une femme pour attiser le désir ? Sur les réseaux sociaux, comme dans n’importe quelle pub, le corps féminin fait vendre. D’après un rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes de 2023, 30 % des contenus food sur Instagram présentent une nudité féminine partielle ou complète.
Pourtant, si on déroule le fil des réseaux jusqu’au bout, le vernis de la « modernité » craquelle et laisse place aux vieux modèles qu’on croyait périmés. Ces derniers temps, un mouvement a pris une ampleur inquiétante : celui des tradwives. Loin d’être anecdotique, cette tendance s’inscrit dans un courant réactionnaire mêlant nostalgie des années 1950, rejet du féminisme et retour assumé aux rôles de genre. Ces épouses traditionnelles 2.0 partagent leurs recettes dans des vidéos à l’esthétique parfaitement maîtrisée. Toujours tirées à quatre épingles, arborant robe de couturier, brushing on fleek4 et makeup full face5 elles défendent un mode de vie à rebours de la girl boss6 : celui où la femme attend sagement son mari à la maison pour lui servir de bons plats mijotés… avant de passer elle-même à la casserole.
La scène gastronomique in real life : moins de 10 % des chefs étoilés au Guide Michelin sont des femmes.
Mais, tradwives ou non, la majeure partie des femmes qui parlent de cuisine sur les réseaux sociaux se posent en expertes du foyer. Leur credo ? Les trucs et astuces pour mitonner des petits plats rapides, à moindre coût. Les hommes qui prennent place dans la bulle food sur les réseaux sociaux, eux, le font davantage en tant que chefs professionnels. Les injonctions lifestyle que subissent les femmes ne semblent pas même les effleurer. Une répartition binaire qui colle tristement à la scène gastronomique in real life : moins de 10 % des chefs étoilés au Guide Michelin sont des femmes. Heureusement, au milieu du tumulte algorithmique, certaines voix proposent une autre manière de parler de bouffe. Chloé Charles, cheffe engagée, remet l’assiette dans le bon sens : zéro gaspi, circuits courts, respect des saisons. De son côté, Éva Gaillot du compte « The french coconut » mêle alimentation végétale, réflexions antispécistes et lifestyle sans culpabilisation. Même esprit chez Julia (« Les cookines ») et Charlotte (« mangeuse d’herbe »), qui cassent les codes du contenu cuisine en valorisant la créativité, la bienveillance et l’écologie, loin de l’injonction au corps parfait ou aux barres protéinées aseptisées. Ici, on cuisine pour se faire du bien, pas pour rentrer dans un moule. En attendant, une assiette, ça se déguste en vrai, pas sur un écran. Donc on pose son tél… et à table !
Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.
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1 Pratique consistant à se gaver de fast food en quantités astronomiques devant une caméra.
2 Clip de « motivation » tristement célèbre en faveur de la musculation que l’influenceur avait publié sur Tiktok en juin 2022. Son propos a entraîné une polémique, poussant le youtubeur à faire un mea culpa.
3 En mars 2023, Thierry Casasnovas a été mis en examen pour exercice illégale de la médecine, abus de confiance, de faiblesse, faux et usage de faux.
4 Expression utilisée par les influenceuses beauté pour dire « parfait ».
5 Maquillage entier du visage : il comprend beaucoup de produits différents et demande du temps de réalisation. C’est le type de maquillage qu’on fait aux présentatrices télé, ou aux actrices lors des tapis rouges.
6 Une figure mythique né sur les réseaux sociaux : une femme émancipée qui a absorbée les normes du capitalisme et qui gère avec perfection tous les aspects de sa vie. La girl boss réussit dans son travail, a des responsabilités et est une épouse et une mère modèle.
Cet article a été publié dans
CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Dans ce numéro d’été, on se met à table ! Littéralement. Dans le dossier d’été, CQFD est allé explorer les assiettes et leur dimensions politiques... Oubliés le rosé et le barbeuc, l’idée est plutôt de comprendre les pratiques sociales autour de l’alimentation en France. De quoi se régaler ! Hors dossier : un mois de mobilisation pour la Palestine à l’international, reportage sur le mouvement de réquisition des logements à Marseille, interview de Mathieu Rigouste qui nous parle de la contre-insurrection et rencontre avec deux syndicalistes de Sudéduc’ pour évoquer l’assassinat d’une Assistante d’éducation en Haute-Marne...
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Paru dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Philémon Collafarina
Mis en ligne le 02.08.2025
Dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
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