Brigades de détenus

Les Beaux Mets : obéir et servir

La prison des Baumettes à Marseille se distingue par son nombre record de suicides en détention mais aussi, depuis 2022, par le fait d’accueillir le premier restaurant ouvert au public. Aux Beaux Mets, une poignée de détenus servent des plats gastronomiques aux cols blancs dans un décorum qui fait oublier les rats et les cafards.

Pas un papier par terre, pas une voiture gênante, pas un yoyo dans les airs : place nette a été faite autour du centre pénitencier des Baumettes ce 8 novembre 2024. Un mois plus tôt, un jeune homme en détention provisoire y a été égorgé par son codétenu, ses demandes de transfert ayant été ignorées par l’administration. Pourtant, c’est la lutte contre le narcotrafic qui amène aujourd’hui le garde des Sceaux en visite officielle à Marseille. Il fait une pause gastronomique aux Beaux Mets. Dans ce restaurant, situé à l’intérieur du mur d’enceinte, ce sont les détenus qui cuisinent et servent à manger aux clients extérieurs. En deux ans d’existence, le chantier d’insertion est une réussite d’après les chiffres : près de 80 % des personnes incarcérées qui y sont passées ont trouvé du travail ou une formation à l’issue de leur peine, dans un pays où le taux de récidive à un an atteint les 50 %. Une vitrine où l’on met les petits plats dans les grands pour accueillir le public dans la troisième prison française, réputée pour ses conditions de détention inhumaines.

Troquer la cellule pour la brigade
Les heureux élus gagnent un peu plus de 5 euros de l’heure, contre 5 à 3 euros pour les boulots classiques de maintenance proposés en prison

« Vous vous rendez compte, des détenus manipulant des couteaux à proximité de civils ! On nous a ri au nez quand on a proposé d’ouvrir ce restaurant. » La surveillante qui nous accueille insiste sur le caractère unique et courageux du lieu. Dans le préfabriqué réservé à l’attente des clients, l’ambiance est protocolaire : casier judiciaire vérifié lors de la réservation sur internet, contrôle des papiers d’identité, portable et tout autre objet proscrit mis sous clef, passage par des portiques de sécurité. Affables dans leurs uniformes, talkies-walkies à la main, ce sont les matonnes qui sont chargées de faire passer le « message social » : il ne s’agit pas d’une visite au zoo. Les places de commis en salle ou en cuisine sont chères – une petite quinzaine – pour rejoindre la brigade d’une cheffe sortie d’un restaurant multi étoilé. Les heureux élus gagnent un peu plus de 5 euros de l’heure, contre 5 à 3 euros pour les boulots classiques de maintenance proposés en prison. 45 % du Smic : c’est le meilleur revenu auquel puisse prétendre un détenu en France et le travail carcéral le mieux payé des Baumettes. « Ça leur apprend un métier qui recrute et la discipline. Même s’il y a des ratés hein, c’est pas des anges non plus, commente la surveillante. Mais les détenus vous le diront eux-mêmes, c’est mieux que de rester à rien faire en cellule.  » La dignité par le travail, de préférence sans droits, plutôt que des activités socioculturelles. Amen.

Restaurant témoin

D’élégants rideaux beiges calfeutrent les fenêtres du restaurant, une salle de 45 couverts rénovée par un cabinet d’architectes d’intérieur dans le dernier bâtiment historique de la prison. Pas de panorama sur les nouveaux baraquements qui ressemblent à s’y méprendre à des abattoirs. Une équipe de Télématin fait un reportage pour promouvoir le projet mais elle n’ira pas faire l’état des lieux des cellules toujours surpeuplées, infestées de rats et de cafards dans lesquelles vivent les employés. Un jeune détenu, K., veston, chemise blanche et pantalon noir de rigueur, nous tend un menu digne des meilleures tables : produits bios et locaux certifiés. Le maître d’hôtel règne en parfait animateur : « Il ne faut pas hésiter à poser toutes les questions que vous voulez, nous sommes-là pour ça, n’est-ce pas K. ? » Un ange passe. Le serveur, occupé à prendre la commande, s’excuse : ça n’est que son troisième service. « C’est pas facile, mais les gens sont gentils en général », abrège-t-il dans un sourire plein de trac. Pour les détenus, il ne s’agit pas seulement de savoir cuisiner et servir, mais aussi d’être les acteurs d’une publicité pour la réinsertion made in Beaux Mets. Dans le va-et-vient des assiettes et des cameramen, le cliquetis des trousseaux des matonnes rappelle à intervalles réguliers ce que cette mise en scène vise à faire oublier.

Servir la soupe à ses juges
Ministres, magistrats, préfet, agents d’insertion et de probation, avocats… Ce sont tous les cols blancs du système judiciaire qui s’attablent

Le repas terminé – 50 euros par tête –, le maître d’hôtel nous invite à écrire un mot dans le livre d’or et à parler de l’expérience autour de nous : venir manger ici, c’est accomplir une œuvre sociale. « Certains viennent fêter leur anniversaire ou la Saint-Valentin. Récemment, on a privatisé pour un comité de cadres d’une grande banque française. » L’après-midi touche à sa fin, c’est l’heure de rentrer en cellule. « Vous savez, les gens ont peur des voyous, mais eux, ils ont encore plus peur du regard que les gens portent sur eux. Ils stressent comme des gamins à l’idée de leur servir à manger  », confie une surveillante. Ministres, magistrats, préfet, agents d’insertion et de probation, avocats… Ce sont tous les cols blancs du système judiciaire qui s’attablent. Pour l’inauguration des Beaux Mets, les riverains du collectif Les voisins des Baumettes avaient même été invités. Ceux-là mêmes qui ont fait installer des pare-vues et des fenêtres antibruit sur tout ce qui dépasse du mur d’enceinte ou appellent la directrice pour dénoncer un yoyo entre deux cellules. Un savoureux mélange de violences systémique et symbolique.

Orianne Hidalgo-Laurier

Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.

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CQFD n°243 (juillet-août 2025)

Dans ce numéro d’été, on se met à table ! Littéralement. Dans le dossier d’été, CQFD est allé explorer les assiettes et leur dimensions politiques... Oubliés le rosé et le barbeuc, l’idée est plutôt de comprendre les pratiques sociales autour de l’alimentation en France. De quoi se régaler ! Hors dossier : un mois de mobilisation pour la Palestine à l’international, reportage sur le mouvement de réquisition des logements à Marseille, interview de Mathieu Rigouste qui nous parle de la contre-insurrection et rencontre avec deux syndicalistes de Sudéduc’ pour évoquer l’assassinat d’une Assistante d’éducation en Haute-Marne...

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Paru dans CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Dans la rubrique Le dossier

Par Orianne Hidalgo-Laurier
Illustré par Caroline Sury

Mis en ligne le 02.08.2025