30 ans des accords de Dayton

En Bosnie, « la débrouillardise soit tu l’as, soit tu meurs »

Le 14 décembre prochain, les Bosnien·nes fêteront (ou pas) les 30 ans de la signature des accords de Dayton qui ont entériné l’ingouvernabilité de la Bosnie-Herzégovine. Face aux nationalismes, la société civile lutte. Entretien avec la docteure en anthropologie Aline Cateux, productrice de la série documentaire « Bosnie-Herzégovine, 1995-2025 : la solitude des Bosniens »1.

EEst-ce que vous pouvez nous rappeler ce que sont les accords de Dayton ?

« Ce sont des accords de paix signés en 1995 entre la Croatie, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine sous l’égide de la communauté internationale pour mettre fin à la guerre en Bosnie-Herzégovine. De ces accords est né ce pays extrêmement décentralisé. Une république composée de deux entités administratives qui ont chacune leur gouvernement : la République serbe de Bosnie majoritairement peuplée de Serbes et la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine majoritairement peuplée de Croates et de Bosniaques2. Et au nord-est un corridor neutre à la position stratégique entre les deux entités qu’on appelle le territoire de Brčko. Il y a tout un système d’institutions censées garantir les droits de chaque groupe ethnique. La Fédération de Bosnie-et-Herzégovine est divisée en dix cantons qui ont chacun leur gouvernement. Le problème c’est qu’il n’y a aucune harmonisation et aucune coordination entre eux. Le territoire de la République serbe de Bosnie, lui, a été acquis par des crimes de guerre à l’encontre des musulmans de Bosnie, dont le génocide de Srebrenica en juillet 1995. Cette entité n’a pas de canton mais un gouvernement extrêmement centralisé. Sur les deux territoires, ce sont les mêmes nationalistes qui dirigent depuis 30 ans. Par ailleurs, la Bosnie-Herzégovine est un protectorat sous l’autorité du haut représentant international pour la Bosnie-Herzégovine qui a théoriquement tous les pouvoirs sur le pays et qui est désigné par un organe international appelé Conseil de mise en œuvre de la paix. Il peut promulguer des lois, les annuler, nommer des ministres, les démissionner, annuler des décisions de justice... »

Quelles conséquences ces accords ont eu sur la Bosnie-Herzégovine ?

« Cette organisation administrative complexe permet aujourd’hui un grand niveau de corruption. En Fédération de Bosnie-et-Herzégovine, les cantons sont devenus des fiefs mafieux, dirigés par des familles politiques qui ont la mainmise sur leur territoire. 74 % du budget des administrations infranationales (Fédération, cantons, communes...) partent dans leur propre fonctionnement et c’est une aubaine pour la corruption puisque personne ne regarde à une échelle aussi locale ce qu’il se passe. Ces accords maintiennent aussi les divisions entre les trois principaux groupes ethniques constitutifs : les Croates, les Serbes et les Bosniaques. Chaque groupe politique ethnonational a son interprétation de l’histoire.

« En Bosnie-Herzégovine, il y a toujours eu des manifestations, des comités de quartier qui essayent d’empêcher l’expulsion de la vieille du troisième étage… »

En République serbe de Bosnie, on ne reconnaît pas le génocide de Srebrenica même si on admet que c’est un crime affreux. De même pour les crimes commis par les Serbes sur les Serbes ayant caché des musulmans, ou sur les professeurs d’université de Banja Luka (capitale de l’entité) qui, au début de la guerre, ont été exécutés pour avoir protégé leurs étudiants en lutte contre le nationalisme. Côté Sarajevo, c’est pareil : il est toujours extrêmement difficile de parler des crimes commis par l’armée de la République de Bosnie-Herzégovine (qui défendait l’indépendance du pays déclarée en 1992 et sa population civile). Il n’y a aucune initiative pour écrire une histoire commune. »

Du coup, on présente souvent la Bosnie-Herzégovine comme un pays amorphe, figé. Pourtant la société civile essaye de se faire entendre, n’est-ce pas ?

« En Bosnie-Herzégovine, il y a toujours eu des manifestations, des comités de quartier qui essayent d’empêcher l’expulsion de la vieille du troisième étage, des gens qui se révoltent contre la saleté de leur rue, des grèves de mineurs, des professions de santé... Mais comme personne n’en parle, ni la presse ni les chercheurs (même si ça commence depuis peu), on a toujours l’impression qu’il ne se passe rien et que les gens sont satisfaits de leur sort.

En février 2014, d’anciens salariés de plusieurs entreprises autrefois d’État, mais privatisées après la guerre, se sont rassemblés pacifiquement à Tuzla, la troisième ville du pays, car les propriétaires étaient tout simplement partis avec les caisses. Alors que ces chômeurs manifestaient, la police les a violentés. C’est très rare en Bosnie-Herzégovine, particulièrement à Tuzla, la seule ville restée à gauche après la guerre. En réponse à cette répression, il y a eu des appels à manifester dans tout le pays : Banja Luka, Brčko, Zenica, Mostar, Sarajevo, Gradačac, Travnik... Dès le lendemain, des dizaines de milliers de personnes étaient dans la rue. Des manifestants se sont attaqués aux institutions et ont incendié des tribunaux, des ministères... À Mostar, ils ont cramé les sièges des partis nationalistes. Les ambassades ont commencé à condamner les violences, à taxer les gens de “ hooligans”.

« Le discours ethnonationaliste ne fonctionne plus aujourd’hui »

Puis, il y a eu des plénums, des assemblées citoyennes essentiellement dirigées par des universitaires et des “sachants”, alors que les gens voulaient occuper l’espace public. Du coup on est passé d’une demande de dignité ouvrière à des groupes d’intellos qui réécrivent la Constitution et les revendications populaires ont disparues. Finalement, la répression a eu raison des manifestations, ce qui a provoqué une énorme vague de départs du pays. »

Les gens restés en Bosnie-Herzégovine continuent de lutter notamment sur des thèmes écolos. Quelles sont leurs pratiques ?

« Elles sont extrêmement morcelées car les gens ne se connaissent pas et personne n’a d’argent pour aller dans la ville d’à côté et s’organiser. D’autant plus au sein de la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine qui est un mille-feuille politique et administratif : les gens ne savent jamais s’ils doivent lutter contre le canton, la Fédération, l’État central... Mais il y a quelques endroits comme à Doboj près du mont Ozren et de la future exploitation minière (lithium, nickel, plomb, cadmium...) où des gens de la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine et de la République serbe de Bosnie travaillent ensemble. Ils luttent contre les risques de contamination des cours d’eau, des sols, de l’air et pour protéger une biodiversité riche et unique dans la région. Ce qui est particulier quand tu sais que les Serbes d’Ozren sont pour beaucoup des nationalistes de la vieille école. Mais finalement ils n’ont aucun mal à travailler avec les gens de la Fédération, avec leurs voisins d’autres villages, avec l’activiste Hajrija Čobo qui porte le voile. Cette dernière se battait toute seule depuis des années contre l’entreprise Adriatic Metals (qui vient d’être rachetée par Dundee Precious Metals, un des plus grands groupes miniers canadiens). Un jour les Serbes d’Ozren l’ont invitée à une réunion pour qu’elle les aide à s’organiser. Il faut imaginer la scène ! Ils l’ont accueillie comme une princesse.

« S’il n’y a pas de grand mouvement au niveau national, des liens forts se tissent très localement »

Comme l’explique la directrice du Center of Investigating Reporting Leila Bičakčić dans le documentaire que j’ai produit pour France Culture : le discours ethnonationaliste ne fonctionne plus, aujourd’hui, en Bosnie-Herzégovine. Les gens savent très bien que ça fait plus de 20 ans qu’ils se font piller et qu’ils ont au moins un intérêt commun à défendre les cours d’eau qui traversent leurs villages et leurs vallées. S’il n’y a pas de grand mouvement au niveau national, des liens forts se tissent très localement. »

Et cette solidarité locale semble quotidienne : on voit régulièrement des sacs d’invendus de boulangerie pendus aux poubelles pour les plus précaires, des chauffeurs de bus qui livrent des colis d’une ville à une autre moyennant un petit billet ou des gens qui nettoient leur propre rue... Comment fonctionne cette autogestion du quotidien ?

« Les Bosniens ne parlent pas d’autogestion mais de “snalažljivost (débrouillardise). Comme me l’expliquait une participante à mes recherches, la débrouillardise c’est “soit tu l’as soit tu meurs”. C’est une question de survie. Si tu ne l’as pas, tu es complètement tributaire de ce système défaillant et tu prends des coups. Le problème avec la snalažljivost, c’est que tu as autant de fonctionnements que de personnes, ce n’est pas réellement du collectif. C’est néanmoins grâce à ça que ce pays n’a pas encore explosé. Les Bosniens sont capables de pallier les manquements d’un État et d’ une communauté internationale malveillante. »

Propos recueillis par Eliott Dognon

Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.

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1 France Culture, 2025.

2 Le terme « Bosniaque » désigne le groupe ethno-culturel de tradition musulmane, quand le terme « Bosnien » désigne l’ensemble des habitants de Bosnie-Herzégovine.

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CQFD n°247 (décembre 2025)

Si le dieu capitaliste adore les festivités de Noël, les victimes d’inceste, elles, se mettent en mode survie pendant le mois de décembre. Contre la mécanique du silence de ce système de domination ultraviolent envers les enfants, on a décidé de consacrer notre dossier du mois à ce sujet. On en a parlé avec la plasticienne et autrice Cécile Cée, victime d’inceste, qui milite pour sortir l’inceste du silence, puis nous sommes allé·es à la rencontre de témoins, co-victimes, d’inceste au rôle primordial. On fait un zoom sur les spécificités des récits littéraires de l’inceste ainsi que sur l’échec de la justice à protéger les enfants et les mères protectrices. Hors dossier, on fait le point sur un texte de loi qui a permis l’expulsion de Reda M., pourtant victime des effondrements de la rue d’Aubagne, et la docteure en anthropologie Aline Cateux évoque les 30 ans des accords de Dayton dans un entretien sur la Serbie.

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