Les Antideutsch face à la Palestine
Du rififi chez les antifas de St. Pauli
Sacrés champions de 2e division allemande de football en mai dernier, les pirates marron et blanc du club de Sankt Pauli voient leur bateau hambourgeois tanguer sérieusement. Depuis novembre 2023, plusieurs groupes de fans internationaux ont décidé de quitter le navire, amers de voir leur club de football se taire face au génocide en cours à Gaza. Alors qu’il est connu pour ses positions ouvertement antifascistes, le club et certain·es supporter·ices allemand·es ont mis en garde d’autres supporter·ices internationaux qui affichaient trop fortement leur soutien à la Palestine1. Une réaction clivante due à la pensée antideutsch [anti-allemand] qui imprègne une grande partie de la gauche allemande.
Au tournant des mois d’octobre et novembre derniers, une joute verbale éclate par banderoles interposées. En désaccord avec les positions propalestiniennes des fans du Celtic Glasgow, certain·es supporter·ices de St. Pauli ont brandi une bannière « From Gaza to Glasgow – Fight antisemitism – Free Palestine from Hamas » [De Gaza à Glasgow – Combattre l’antisémitisme –Libérer la Palestine du Hamas]. Réponse des ultras non identifiés du club écossais : « Fuck St. Pauli – Free Hamburg from hipsters » [Va te faire foutre St. Pauli –Libérer Hambourg des hipsters], une critique récurrente faite aux fans du club qui se seraient embourgeoisé·es2. L’attaque la plus cinglante vient cependant de l’Est parisien, le 25 novembre dernier, quand des fans du Ménilmontant Football Club 1871 déploient deux banderoles sur lesquelles on peut lire : « Et tout le monde déteste les Antideutsch – Sankt Pauli Disneyland de l’antifascisme ».
Avant d’en arriver à de telles railleries, le club de St. Pauli avait dénoncé le 7 octobre sur X « les attaques contre les civils, la terreur et les meurtres qui ne peuvent être justifiés et ne font que conduire à l’escalade » à la suite de l’attaque perpétrée par le Hamas. Dans un tweet datant du 24 octobre, le club ajoute : « Des milliers de morts et de blessés doivent être pleurés des deux côtés. » Mais tout en qualifiant la situation humanitaire à Gaza de « catastrophique », il omet de dénoncer l’asymétrie et le caractère colonial du conflit. De quoi pousser Cyril, membre du FC Sankt Pauli Francophonie Fan Club à avoir « un gros doute sur les valeurs du club ». Un positionnement qu’on ne peut comprendre sans creuser un des composants de la gauche radicale allemande depuis les années 1990 et la réunification de l’Allemagne : la mouvance antideutsch.
Né au début des années 1990, le courant antideutsch est issu d’une minorité maoïste au sein du mouvement communiste allemand. Ses militant·es s’opposent à la réunification du pays qu’iels voient comme une expansion du capitalisme occidental et un renforcement du nationalisme allemand, parlant même de « IVe Reich ». Convaincu·es d’avoir « une sorte de dette envers l’humanité », due au « seul fait d’être allemand », les Antideutsch peinent à critiquer la politique coloniale israélienne, explique Selim Nadi, docteur en histoire à Sciences Po3. Selon le chercheur, cette conception repose sur l’expérience traumatique du IIIe Reich : « L’antisémitisme n’est jamais analysé comme une pièce d’un système raciste, mais vu de manière métaphysique, comme une conséquence de l’histoire allemande. » Cette perspective conduit par ailleurs les Antideutsch à accuser la gauche anticapitaliste d’antisémitisme. « L’antisémitisme moderne reposerait sur la recherche de “boucs émissaires” dans la machine capitaliste, pourtant anonyme, par un mécanisme de personnification du capital abstrait », précise Anne Joly, docteure en histoire4.
Sur la scène internationale, les Antideutsch « défendent les mêmes positions que l’État allemand », pointe Selim Nadi : un soutien indéfectible à l’État d’Israël et à certaines interventions militaires étasuniennes. Ils s’opposent même à l’anti-impérialisme et à l’antisionisme qui font pourtant consensus au sein de la gauche radicale européenne. Après le 11– Septembre, le mouvement a par exemple soutenu l’invasion de l’Irak par les États-Unis, qu’il voyait comme un moyen d’assurer la sécurité d’Israël. Alors que la droite allemande justifie son soutien au colonialisme israélien en invoquant une « raison d’État », les Antideutsch y ajoutent un vernis antifasciste. Pour Selim Nadi, « dire qu’on lutte contre l’antisémitisme et justifier qu’on va prendre des terres à une autre population est complètement contradictoire ».
D’après Selim Nadi, même si le mouvement antideutsch n’est plus très important aujourd’hui, « leurs idées continuent d’influencer toute la gauche, que ce soit dans les sphères militantes ou intellectuelles ». Et, alors que la mouvance antideutsch pouvait être un non-sujet dans le football avant les attaques du 7 octobre et le début des massacres à Gaza, il ne peut plus être mis sous le tapis aujourd’hui. « Sankt Pauli a un rayonnement international et il est maintenant obligé d’assumer ses positions », conclut Selim Nadi. Ce que les fan-clubs internationaux n’ont guère apprécié.
Le 10 octobre, treize groupes de fans internationaux de St. Pauli ont exprimé leur soutien au peuple palestinien. Regrettant que le club « n’ait pas pris position pour les civils palestiniens à Gaza, qui ont été sous blocus pendant 14 ans5 », ils invitent celui-ci à « reconsidérer sa position sur le sujet », tout en condamnant « la violation des droits humains et l’indescriptible brutalité du régime du Hamas ». Deux jours plus tard, le Fanclubsprecherrat, structure officielle du club qui regroupe tous les fan-clubs de Sankt Pauli, publie une réponse acerbe. Il estime que « certains fan-clubs et leurs déclarations sont très controversés, ou ont dépassé la limite » et les exhorte « à réfléchir et, si nécessaire, à supprimer ou à modifier leurs contributions6 ».
Certains groupes ne se font pas prier et cessent leurs activités (déplacements, vie associative, promotion, ventes, etc.) face aux accusations d’antisémitisme et de soutien au terrorisme, comme les fan-clubs d’Athènes ou de Bilbao. Au sein du fan-club francophone, un communiqué a finalement été publié le 22 juin dernier sur les réseaux numériques et dénonce peu ou prou les mêmes dérives pointées par les autres fan-clubs internationaux. Il apporte également son soutien « aux fan-clubs qui ont fait le choix douloureux de s’autodissoudre ». Pour Cyril, ce retard à l’allumage est dû au fait que « les convictions politiques des uns et des autres au sein du fan-club ne sont pas toutes bien connues ». « Je pense qu’on ne voulait pas faire éclater le groupe », ajoute-t-il.
St. Pauli surfe aujourd’hui sur ses résultats sportifs et sa montée en Bundesliga (1re division allemande), ce qui « peut permettre de diffuser nos valeurs », espère Cyril. Reste à savoir lesquelles ! Espérons que des mutin·es allemand·es osent changer le cap du bateau pirate face à l’idéologie antideutsch.
1 « FC St. Pauli : rupture consommée avec plusieurs fanclubs solidaires des Palestiniens », Dialectik Football, 13/11/2023.
2 Le quartier de Sankt Pauli est historiquement un quartier populaire investi par les marins de passage à Hambourg.
3 « Antideutsch : sionisme, (anti)fascisme et (anti)nationalisme dans la gauche radicale allemande », Période, 20/04/2014.
4 « Le phénomène antideutsch : une singularité de la gauche radicale allemande », La Revue des Livres n°6, juillet-août 2012.
5 Le communiqué « A message to FC Sankt Pauli from the international fanclubs » (10/10/2023) est disponible sur leur site : fcspsouthendscum.wordpress.com.
6 Le communiqué « A message to FC Sankt Pauli from the international fanclubs » (10/10/2023) est disponible sur leur site : fcspsouthendscum.wordpress.com.
Cet article a été publié dans
CQFD n°232 (juillet-août 2024)
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Paru dans CQFD n°232 (juillet-août 2024)
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Illustré par Anto Metzeger
Mis en ligne le 05.07.2024
Dans CQFD n°232 (juillet-août 2024)