Avant-goûts d’après ben ali

Dégagitude et tunisification

CQFD s’est saigné aux quatre veines pour envoyer un de ses glorieux plumitifs respirer l’air révolutionnaire en Tunisie, alors lisez ! Car ce n’est pas tous les jours qu’on vous décrira un peuple en train d’expérimenter la liberté, de faire le tri dans ses gouvernants, d’inventer son destin politique, de balayer des années de servitude, de dire son mépris des exploiteurs – n’en jetez plus –, dans les rues, sur les places, dans les entreprises, les usines, les mines… Ce n’est pas gagné, la tâche est pour le moins complexe, ça dérape parfois, ça foisonne aussi, beaucoup.
Prière du vendredi devant la mosquée de la Kasbah. Plus de 100 000 personnes manifestent contre le gouvernement de Mohamed Ghannouchi, 25 février 2011, Tunis.

On lève les mains, on les agite tout en émettant un souffle qui devient progressivement un cri. Tout à coup, on lance le bras par-dessus la tête en hurlant « Dégage ! Dégage ! Dégage ! » En mesure, des milliers de voix. Certains tiennent leur portable de l’autre main, filment l’assemblée, leur voisin ou eux-mêmes. Dans l’heure, les images circuleront sur Internet.

Dimanche 20 février. En haut de la Médina, la place de la Kasbah, où se trouve le siège du Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, est interdite à la circulation depuis le 28 janvier. Ce jour-là, après le retrait des militaires, la police s’était acharnée sur les manifestants venus de Sidi-Bouzid, ville du Sud tunisien. Derrière les barbelés et les barrières, des soldats en armes observent les passants et discutent souvent avec eux. Sous les arbres, deux blindés équipés de mitrailleuses enveloppées dans leurs étuis. Un hélicoptère, puis deux, tournent au-dessus de la foule qui grossit. Sur des cartons, des pages de cahiers, les manifestants ont écrit leurs revendications. « L’obéissance aveugle est abolie », proclame l’une. Sur des drapeaux, la reproduction d’un panneau routier : « Interdiction de faire demi-tour ». Ou encore : « Ghannouchi dégage ! »1 On chante l’hymne tunisien. Le rouge, avec son croissant et son étoile dans un cercle, symbole tunisien, est partout. La foule grossit. Des cortèges arrivent de la ville basse et sont acclamés. Vingt voitures sont parties à l’aube de Sidi-Bouzid et Kasserine, pour se joindre à ce rassemblement né du bouche-à-oreille et de Facebook.

Revendications communes : le départ du Premier ministre – en poste depuis 1999 –, la dissolution du gouvernement transitoire et l’organisation d’une Assemblée constituante. Les premiers rangs, appuyés sur les barrières, discutent avec les militaires. Des soldats arrivent face à la foule avec des packs d’eau minérale et distribuent les bouteilles aux manifestants qui se les partagent. Une barrière s’élève au-dessus des têtes et file vers l’arrière. Puis d’autres. On applaudit. Une femme : « Cette place nous appartient. On veut la reprendre. » Soudain, deux brèves rafales de fusil-mitrailleur tirées en l’air. La stupeur ne dure pas même une seconde : la foule se met à scander « Gaz ! Kartouch ! Éttounsi maatch khouf ! Gaz ! Balles ! Le peuple n’a plus peur ! » et, d’une poussée, pénètre sur la place entre les militaires qui sont acclamés…

Mobilisation place de la Kasbah contre le gouvernement de Mohamed Ghannouchi, 25 février 2011, Tunis.

Cette petite armée tunisienne d’environ 35 000 hommes, dont seuls 25 % des effectifs sont des conscrits, est considérée comme un des héros de la révolution. Devant les bâtiments d’État, aux carrefours et ronds-points, stationnent humvees et blindés. Fréquemment, militaires et passants bavardent. Dans les rues, il n’est pas rare de croiser des patrouilles de policiers encadrées de soldats, ces derniers surveillant – et protégeant – les premiers. « Il n’y a que l’armée pour nous protéger. On lui fait confiance », affirme Brahim, serveur dans un café, qui préfère éluder, à l’instar de nombreux autres Tunisois rencontrés, les ambiguïtés de l’état-major. « L’armée, c’est nous. Il n’y a pas de différence entre nous et les soldats, continue Kamel, venu de Metlaoui, dans le centre du pays. La ville minière d’où je suis [à une trentaine de kilomètres de Gafsa], les citoyens contrôlent la ville. Lorsqu’on attrape un voleur, on le livre à l’armée. » Il est l’un des cinquante délégués de ces comités de chômeurs de Moularès, Metlaoui, Mdhilla et Redeyef qui, depuis le 24 janvier, ont dressé des tentes et bloquent les entrées des mines de phosphate, les routes et les voies de chemin de fer. Ils demandent du travail. La production est arrêtée et les mineurs qui continuent d’être payés les soutiennent. Kamel raconte : « Les militaires sont venus et nous ont demandé de désigner des représentants pour venir rencontrer les ministres et le directeur de la Compagnie des phosphates de Gafsa. » Tawfiq, lui, vient de Moularès : « On a désigné en assemblée ceux qui nous représenteront. »

Il aura fallu la mort de Bouazizi, le massacre de Kasserine et le mouvement des chômeurs de la zone de Gafsa pour que les habitants de ces régions sortent de l’ombre, dans ce pays divisé entre les régions côtières et touristiques, la capitale et le reste de la Tunisie, caché et abandonné. « L’État nous a toujours traités comme des ennemis », dit Lassaad. Après les émeutes de 2002, « c’est là qu’a commencé la révolution, explique fièrement Hichem. En 2008, pendant six mois, la région a été encerclée par la police. Très peu de gens l’ont su. L’information était bloquée. » Il poursuit : « L’exploitation du phosphate représente 36 % des richesses du pays. Plus que le tourisme. Et nous – nous sommes presque tous diplômés, il y a ici des docteurs, des gens qui ont des maîtrises, des profs, des ingénieurs – nous n’avons rien. On vit au milieu des usines et des mines. On respire les poussières. On est malade des yeux, des os, des reins. On a les dents détruites par l’eau. Nous n’avons que le malheur. Le revenu quotidien de la Compagnie est, lui, de 9 milliards de dinars. Les ouvriers font une quantité incroyable d’heures supplémentaires. Pour avoir un poste, il fallait donner de l’argent au syndicat. En 1985, il y avait 14 000 ouvriers. Maintenant, ils ne sont plus que 5 000. »

Après l’annonce de la démission de Ghannouchi, mosquée de la Kasbah, 27 février 2011, Tunis.

Kamel reprend : « Ben Ali avait dit qu’il allait donner du travail à 300 000 jeunes. C’était évidemment un mensonge. Mais depuis qu’il est parti, on travaille tous : on fait la police, on nettoie les rues, on s’occupe de nos villes… On est des millions à faire ça depuis la révolution. On a donné la preuve que tout le monde peut travailler. » À Metlaoui, « ce sont les citoyens qui dirigent la ville. Il n’y a pas de municipalité, l’État est absent, toutes ses agences sont fermées. Le gouverneur désigné par le gouvernement transitoire a dégagé. » Leïla, une professeur d’université rencontrée devant la Kasbah, confirme : « Personne n’en parle, et évidemment surtout pas les médias qui du jour au lendemain sont passés de la plus totale soumission à Ben Ali à la fausse célébration de la révolution. À travers tout le pays, les comités de vigilance qui s’étaient créés pour contrôler les quartiers contre les miliciens benalistes ont continué à exister et s’occupent des affaires publiques. Ils se sont souvent donné des noms comme comité ou conseil de protection de la révolution2 . On les trouve dans les villes et les régions où ont été dégagés les nouveaux gouverneurs. Dans de nombreuses entreprises, les directeurs compromis ont été virés. À l’université où je travaille, le recteur nommé par le ministre a été viré. On a élu des secrétaires généraux, des doyens, des directeurs d’instituts, tous temporaires. Il y a un comité pour les enseignants, un pour les étudiants et un pour le personnel. Et l’on se rencontre tous dans les assemblées générales. Dans les quartiers populaires, comme à El Morouj, dans le nord de la capitale, les jeunes s’occupent des comités. »

Quel système politique pour la Tunisie ? Partout on discute sans fin. L’avenue Bourguiba prend des allures d’état-major de la révolution arabe et mondiale. Certains Tunisois optent pour le soulèvement en Algérie ou considèrent l’urgence d’une insurrection au Yémen, pendant que d’autres estiment qu’il faut élargir la révolution à tout le bassin méditerranéen. L’état d’urgence qui interdit le rassemblement de plus de trois personnes n’y fait rien. La démocratie ? Bien sûr, mais « nous avons été bâillonnés pendant quarante ans !, dit un homme d’une trentaine d’années, nous n’avons aucune culture politique. » Imiter l’Occident ? Les avis divergent. « Pas plus de deux mandats pour le président », avance Maher, un menuisier. « On a tout à inventer », renchérit une jeune fille. Comment désigner ceux qui seront chargés de rédiger une nouvelle Constitution ? Un homme imagine : « On pourrait s’appuyer sur les comités qui éliraient des délégués qui eux-mêmes désigneraient à leur tour des représentants pour chaque gouvernorat. » « En attendant, intervient un étudiant, ce n’est pas le moment de faire des grèves. » « Et ceux de Gafsa, ils ont raison, non ?! », lance une voix. Acquiescement général… Tous sont d’accord sur un point : il faut virer le gouvernement et les commissions qu’il a mises en place. « On doit protéger la révolution de ceux qui ne veulent que des réformes », affirme une mère de famille, son enfant dans les bras. « Pour cela, il faut qu’il n’y ait pas de chaos, s’emporte un jeune homme, le corps enveloppé dans le drapeau tunisien. Ceux qui font des grèves pour n’importe quoi sont soutenus par cette UGTT3 qui a collaboré avec Ben Ali… »

Place de la Kasbah, siège du Premier Ministère, 22 février 2011, Tunis.

Révolution ! Ce mot, cette idée, trafiquée par les pourvoyeurs de marchandises, retrouve ici tout son sens. En quelques heures, la société tunisienne a basculé : parole et information libérées, disparition des portraits de Ben Ali, de la police, la joie apparaît sur les visages…, après des années de frustrations. « Un des problèmes, c’est que la révolution a amené aussi beaucoup d’insécurité et de violence », explique Eya, une jeune avocate. Mohamed, étudiant en droit, raconte : « On avait collecté des vêtements, des médicaments et de la nourriture pour les amener aux habitants du Kef. À Jendouba, une centaine de personnes bloquaient la route. Ils ont tout pris… » À la tombée de la nuit, l’ambiance semble changer. Dans l’avenue Bab Jedid, des jeunes passent en courant, certains ont des armes blanches. Dans un bar, un homme casse une vitre. Rattrapé par une petite foule, il se fait quasiment lyncher. Les rumeurs cavalent en tout sens, désignant le moindre « fauteur de troubles » comme, évidemment, RCDiste ou, le plus souvent, dit-on, rémunéré…

La presse se régale du moindre incident provoqué par les islamistes radicaux. Des cris hostiles contre une synagogue ou l’attaque contre une maison close – légale – au centre de la Médina donnent l’occasion aux médias d’insister sur les risques de « dérives », espérant assimiler, à la mode occidentale, toute poussée contestatrice à l’islamisme radical. Rares sont ceux qui succombent à cette propagande. « C’est un faux débat, dit Ounss. La Tunisie est arabe et musulmane. La politique n’a rien à voir avec la religion qui est et reste un choix personnel. C’est notre culture. Les gens qui manifestent pour la laïcité font le jeu de cette intoxication. La laïcité ? C’est totalement abstrait. Il y a des questions plus urgentes et importantes aujourd’hui. La transparence en est une ! » Où sont passés les miliciens et leur chef ? Que fait le gouvernement transitoire ? Qui donne l’ordre de tirer ? Quels sont les RCDistes toujours aux commandes des institutions encore en place ? Qui dirige la police ? Autant d’interrogations qui agitent les esprits et nourrissent la colère.

Rumeurs, confusion, hésitations, peur, bavardages, sentiment euphorique de liberté, curiosité, absence d’icônes révolutionnaires et de leaders : la révolution tunisienne est à peine ébauchée. Mais elle a d’ores et déjà inventé deux concepts, devenus en très peu de temps véritablement opératoires : la dégagitude et la tunisification. Et l’on n’a pas fini d’en entendre parler…

Graffiti sur les bâtiments du Premier ministre, Tunis.

1 Le Premier ministre Mohamed Ghannouchi a démissionné le 27 février 2011.

2 À distinguer du Conseil national de protection de la révolution, regroupement auto-proclamé d’organisations politiques et d’associations prétendant parler au nom de tous les comités et conseils locaux organisés par la population. Il va sans dire que ce Conseil national est plus que décrié.

3 Union générale tunisienne du travail, l’unique centrale syndicale.

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Paru dans CQFD n°87 (mars 2011)
Dans la rubrique Le dossier

Par Gilles Lucas
Illustré par Olga

Mis en ligne le 11.05.2011