En absurdie
Bloqués dans les limbes de l’administration
Août 2024, Amir* est soulagé : après plus de trois ans de procédure, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) le reconnaît comme réfugié. Pour ce quadragénaire afghan, c’est l’aboutissement d’un long calvaire administratif. Il va enfin pouvoir se reconstruire une vie ici en France. Du moins, c’est ce qu’il croit. Neuf mois plus tard, il n’a toujours pas le droit de travailler, pas de titre de séjour, pas de carte vitale, aucune prestation sociale, pas le droit de conduire et surtout pas le droit de demander le regroupement familial pour son unique fils, à peine majeur, resté seul au pays. La raison de cette situation tient en quatre lettres : Anef (Administration numérique des étrangers en France).
Depuis que l’utilisation de l’Anef a été imposée, les réclamations relatives aux droits des étrangers reçues par le Défenseure des droits ont augmenté de 400 %
C’est par ce site qu’Amir doit passer pour obtenir un titre de séjour et transformer une décision de justice en une vraie carte. Une simple formalité, en théorie. Problème, lorsqu’il entame les démarches, un message d’erreur s’affiche sur l’écran de son ordinateur : « Demande invalide. [...] Vous n’êtes pas reconnu bénéficiaire de la protection internationale. » Tombé dans les limbes de l’administration, cet ancien chauffeur de taxi qui a fui les persécutions en Afghanistan est privé de tout droit, sans pour autant être en situation irrégulière.
Introduit progressivement à partir de 2019 dans le cadre d’un vaste plan étatique de dématérialisation, l’Anef est devenue incontournable pour tout étranger non européen depuis 2021. Réfugiés, parents d’enfants réfugiés, conjoints de Français, travailleurs saisonniers, étudiants, titulaires d’un visa long séjour, d’une carte de séjour pluriannuelle, d’un passeport talent, d’une carte de séjour salarié… la majorité doivent passer par ce site pour demander ou renouveler leur titre de séjour. Mais plus de cinq ans après son déploiement, on ne peut pas dire que c’est un cadeau pour les millions de personnes confrontées à la plateforme. Depuis que son utilisation a été imposée, les réclamations relatives aux droits des étrangers reçues par le Défenseure des droits ont augmenté de 400 %. Et pour cause, les blocages sur la plateforme sont nombreux. Le Défenseur des droits en dresse une liste non exhaustive : impossibilité de renouveler un titre de séjour au motif qu’une demande serait déjà en cours ; pièces transmises mais jamais reçues par le service préfectoral ; impossibilité de pouvoir modifier, compléter ou annuler une demande une fois déposée ; ou encore des délais de traitement très longs, privant les usagers de leurs droits sociaux.
Face à ce genre de situation, l’administration prévoit deux possibilités. La première : écrire au service d’assistance. C’est ce qu’a fait Amir dès le mois de septembre 2024. S’ensuivent de longs et pénibles échanges par mails avec des téléconseillers dont la froideur et l’incompétence concurrenceraient presque celles des robots conversationnels première génération. Dans un premier message, il envoie une capture d’écran du blocage qu’il rencontre accompagné de la décision lui reconnaissant le statut de réfugié. Deux semaines plus tard, il reçoit une réponse par mail l’invitant à « attendre et réessayer régulièrement ». Un mois plus tard, il les relance. Même réponse : « Patientez et réessayez régulièrement. » En novembre, il reçoit un nouveau courrier électronique : « Votre dossier est toujours en cours de traitement. »
Pour les blocages liés à l’Anef, les étrangers qui pour beaucoup n’ont pas une maîtrise parfaite du français, doivent venir seuls
Au mois de janvier cette fois, et après une cinquième relance, le service « d’assistance » innove et lui demande d’envoyer – à nouveau – une copie d’écran du blocage et son attestation de décision d’admission au statut de réfugié. Il s’exécute. En février, il reçoit une nouvelle réponse énigmatique : « Les pièces fournies sont manquantes. » Amir renvoie la capture d’écran et la décision de la Cour nationale du droit d’asile. En mars on lui répond : « Nous constatons que vous faites face à un blocage lors du dépôt de votre demande de titre de séjour. Si le problème perdure, envoyez-nous par mail votre attestation de décision d’admission au statut de réfugié. » De quoi devenir dingue. Une erreur isolée ? A priori, non. Dans son rapport, le Défenseure des droits constate que les téléconseillers procèdent à « de nombreuses reformulations sans paraître comprendre réellement quel type de problème rencontre l’usager ». On serait presque tenté de croire que cela fait partie des consignes.
La seconde option prévue par l’administration en cas de problème avec l’Anef, c’est de prendre un rendez-vous en préfecture. Parler directement avec un humain, un vrai cette fois. Enfin, pour ceux qui arrivent à obtenir un rendez-vous en ligne. À Marseille, les créneaux sont postés le vendredi. Mais jamais à la même heure. Alors pour être sûr d’être connecté au bon moment, il faut actualiser la page toute la journée. En cinq minutes, les quelques dizaines d’horaires disponibles sont complets. Amir a dû s’y prendre à trois fois avant d’obtenir un rendez-vous. À chaque fois, c’est une nouvelle semaine qui s’écoule à vivre sans ressources.
« Les personnes étrangères apparaissent comme les usagers les plus durement mis à l’épreuve par la dématérialisation des procédures administratives »
Le 4 avril, vêtu de son habituel blazer et d’une chemise rentrée dans son pantalon, il arrive avec 30 minutes d’avance devant les grilles de l’administration rue Saint-Sébastien. Il espère en ressortir avec un récépissé de titre de séjour, qui l’autoriserait à travailler et à entamer les démarches pour retrouver son fils. Mais, nouveau stop : l’agent de sécurité ne laisse pas entrer le traducteur qui accompagne Amir. Pour les blocages liés à l’Anef, les étrangers, qui pour beaucoup n’ont pas une maîtrise parfaite du français, doivent venir seuls. Une fois arrivé dans la grande salle bondée de monde au premier étage de la préfecture, Amir s’installe devant un petit guichet. Derrière la vitre, une agente chargée de traiter spécifiquement ces types de problèmes. Au bout de cinq minutes, elle lui annonce qu’il s’agit d’une erreur technique que son service n’a pas la compétence de résoudre. Son conseil : envoyer un mail… au service d’assistance. En huit mois, la situation d’Amir n’a pas avancé d’un pouce.
« Les personnes étrangères apparaissent comme les usagers les plus durement mis à l’épreuve par la dématérialisation des procédures administratives », pointe le Défenseur des droits. Pertes d’emplois, de formations, de logements, arrêts d’études : pour eux, les conséquences sont lourdes. Ibrahim S., lui, s’est vu suspendre les versements du RSA et des allocations familiales durant trois mois. Arrivé du Soudan avec sa femme et son fils, il obtient l’asile en 2014. Dix ans plus tard, il habite un HLM dans les quartiers Nord de Marseille. Entre-temps il a eu trois autres enfants, le plus vieux n’a pas neuf ans. Toute la famille vit du boulot d’intérimaire d’Ibrahim, quand sa santé lui permet de travailler. Le reste du temps, ils s’en sortent grâce au RSA et à la CAF. En février 2024, alors qu’il souhaite renouveler sa carte de séjour arrivée à expiration, il se retrouve bloqué. L’Anef ne peut pas récupérer ses données suite à un changement de système informatique. Au mois d’avril, même si la préfecture soutient que le problème est réglé, il n’a toujours pas de titre de séjour. Toutes ses prestations sociales sont suspendues. Mécaniquement, il perd aussi l’autorisation de travailler. Seuls les chèques alimentaires, 80 euros pour six personnes toutes les trois semaines, et la solidarité de leurs proches, leur permettent de survivre à cette période. Grâce à l’intervention d’une avocate et d’une décision du tribunal administratif, il a finalement pu reprendre sa vie en novembre dernier. « Pour nous, la vie ne dépend que d’une seule chose, la carte de séjour, alors, quand on ne peut pas la renouveler, tout s’arrête », résume Ibrahim.
*Les prénoms, nationalités et dates ont été légèrement modifiés à la demande des personnes, craignant des répercussions sur leur situation administrative.
Cet article a été publié dans
CQFD n°241 (mai 2025)
Dans ce numéro, on se penche sur le déni du passé colonial et de ses répercussions sur la société d’aujourd’hui. Avec l’historien Benjamin Stora, on revient sur les rapports toujours houleux entre la France et l’Algérie. Puis le sociologue Saïd Bouamama nous invite à « décoloniser nos organisations militantes ». Hors dossier, on revient sur la révolte de la jeunesse serbe et on se penche sur l’enfer que fait vivre l’Anef (Administration numérique des étrangers en France) à celles et ceux qui doivent renouveler leur titre de séjour.
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Paru dans CQFD n°241 (mai 2025)
Par
Illustré par Déa Guili
Mis en ligne le 10.05.2025
Dans CQFD n°241 (mai 2025)