Raffineries, médias et luttes sociales

« L’arrêt de la grève n’est pas la fin de la lutte »

Le 13 octobre dernier, alors que la grève s’est étendue à presque toutes les raffineries de France, les travailleurs d’Esso-ExxonMobil, à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), suspendent leur mouvement. Lionel Arbiol, délégué syndical CGT, revient sur ce choix qui, à première vue, semble à contretemps. C’est que face à l’emballement médiatico-politique, explique-t-il, il était urgent de changer de stratégie. Entretien.
Illustration de Mickomix

La grève presque générale des raffineries françaises est assurément un des événements marquants de cette rentrée sociale. Premier acte : face à la crise inflationniste, les syndicats tentent d’imposer des négociations salariales aux directions des entreprises, celles du début de l’année étant déjà complètement obsolètes. Là-dessus arrive le débat public sur les indécents superprofits de multinationales si peu promptes au partage. Le cocktail d’indignation est détonnant : dès la fin septembre, plusieurs raffineries se mettent en grève.

On a beau connaître la musique, la suite est particulièrement violente, entre un gouvernement alternant mépris paternaliste et menace de réquisition des grévistes ; et chaînes d’information déballant les sempiternelles images de files d’attente, d’embrouilles à la pompe et de micro-trottoirs plaintifs. À Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), c’est dès mars dernier que les syndicats avaient interpellé leur direction afin de rouvrir les négociations salariales pour 2022. En face : silence radio. Mi-juin, les syndicats posent un premier ultimatum : des discussions ou la grève. Lionel Arbiol, ancien opérateur à la raffinerie et délégué syndical CGT, nous raconte.

Après plusieurs mois de silence, la direction a finalement accepté de s’asseoir à la table des négociations. Que vous a-t-elle proposé ?

« On nous a proposé, non pas de rouvrir les négociations salariales de 2022, mais d’avancer à septembre les négociations pour 2023, tout en fournissant quelques compensations. Nos revendications étaient claires, et cela n’y répondait pas du tout. On avait déjà fait une semaine de grève fin juin, mais comme nous étions seuls à Fos, on avait décidé d’arrêter, tout en répétant à la direction que ses propositions unilatérales ne nous convenaient pas, qu’on ne leur faisait pas confiance et qu’on serait au rendez-vous en septembre ! »

Vous avez tout de même accepté de participer aux négociations salariales pour 2023 organisées en septembre...

« Oui, mais les quatre syndicats (CFDT, FO, CGT et le syndicat de cadres CFE-CGC) avaient un message commun : on voulait compenser les salaires de 2022 face à l’inflation, augmenter la prime de partage de la valeur1 et prévoir 2023 sur la base de l’évolution de l’inflation. Cela n’a pas duré longtemps et on est tous sortis avec le même constat : alors que l’entreprise fait du pognon à pas savoir quoi en faire, annonce un chiffre d’affaires historique, le pouvoir d’achat diminue et la direction refuse nos demandes.

Juste après cette réunion, un premier mouvement de grève est lancé le 20 septembre sur le site ExxonMobil de Port-Jérôme-sur-Seine (Seine-Maritime). Nous les avons rejoints dès le lendemain. Cette grève était inédite pour deux raisons : c’était la première fois que les deux sites ExxonMobil de France étaient en grève en même temps, et aussi la première fois que les quatre syndicats se déclaraient non signataires des négociations salariales. »

C’est à ce moment-là que d’autres raffineries ont rejoint le mouvement ?

« Le 27 septembre ont eu lieu les négociations salariales de branche, organisées par l’Union française des industries pétrolières (Ufip). Les entreprises voulaient vraiment trouver un accord pour éviter que d’autres entrent en grève. Mais les propositions n’étaient pas à la hauteur et leur message était clair : si on refusait, ils nous proposeraient encore moins ! Le chantage fait partie de leur vision du dialogue social. La grève s’est progressivement étendue à d’autres sites. Dans les semaines qui ont suivi, six des sept raffineries de France métropolitaine en activité se mettaient à l’arrêt, auxquelles s’ajoute l’ancienne raffinerie de Grandpuits (Seine-et-Marne) qui fait aujourd’hui office de dépôt de carburant.

« Le chantage fait partie de leur vision du dialogue social... »

Pour ce qui est de l’État, d’un côté il a tenté de se rassurer comme il pouvait alors que c’était le début des problèmes d’approvisionnement et que tout le monde commençait à galérer, nous y compris. De l’autre, le gouvernement a commencé à interpeller les entreprises pour trouver une issue. La direction nous réinvite donc début octobre pour nous faire une nouvelle proposition. »

Le mouvement de grève s’étend et les négociations reprennent… Le rapport de force porte ses fruits ?

« Au-delà de l’effet d’annonce, dans les faits les entreprises proposaient une augmentation qui aurait favorisé les cadres au détriment des bas salaires. C’était leur manière d’essayer d’obtenir la signature de la CFE-CGC. On a appris après coup que la CGC s’était fait taper sur les doigts par la direction et que la CFDT avait reçu des pressions d’en haut. En cédant, ils ont permis à la direction d’obtenir un accord majoritaire légalement valable, mais qui ne correspondait pas aux attentes du personnel gréviste. De nombreux travailleurs se sont sentis trahis et la plupart ont continué la grève. »

C’est là que le conflit devient majeur...

« À ce moment-là, la Première ministre Élisabeth Borne commence à parler de réquisitionner les grévistes. C’était un appel à la guerre : le droit de grève est inscrit dans la Constitution ! Il n’y a pas eu de réquisitions à Fos, on est trop petits, mais plusieurs en Normandie, dans les raffineries dont dépendent Paris et les aéroports. L’emballement médiatique a été pire que d’habitude. Médias et politiques parlaient de moins en moins de nos revendications et de plus en plus des questions juridiques autour des réquisitions et des conséquences des pénuries. Or, nous, on s’en foutait des réquisitions, on était là pour parler superprofits, augmentation des salaires et inflation ! »

Le 13 octobre, alors que d’autres sites sont toujours en grève, vous décidez d’arrêter. Pourquoi ?

« Entre le tapage médiatique, des propos dénaturés et des mensonges éhontés, on passait notre temps à éviter la récupération politique et à tenter de rectifier le discours médiatique. Nos revendications n’existaient plus. Après 23 jours de grève, les travailleurs ont préféré sortir de la grève pour continuer les négociations en interne. On ne s’est pas arrêtés parce qu’on était satisfaits : c’était un choix stratégique. L’arrêt de la grève n’est pas la fin de la lutte. Excepté à Gonfreville-l’Orcher (Seine-Maritime) et à Feyzin (Rhône), les autres raffineries ont fait de même, et pour les mêmes raisons, dans les semaines qui ont suivi.

On n’a pas obtenu ce qu’on voulait, mais aujourd’hui [24 octobre] la raffinerie n’a pas encore redémarré. Sous-effectifs, absence d’investissements, manque de moyens… Des sites industriels comme celui-ci ne tiennent que grâce aux efforts des travailleurs. Après cette grève, les esprits sont devenus vindicatifs et on ne sera plus forcément là à bricoler au quotidien pour compenser les lacunes résultant des choix de la direction. La conflictualité sociale va inévitablement empirer, et pas que sur notre site. »

Comment vous voyez votre combat à plus long terme ?

« On sait très bien que le secteur pétrolier n’a pas vraiment d’avenir et qu’il faudra se réorienter. On subit à la fois une insécurité au présent en termes de salaires, de sécurité et de santé, et une insécurité par rapport à la pérennité du site et des emplois. Comment imaginer se projeter quand le présent lui-même se délabre ? On fait face à l’indifférence d’un patronat avide de superprofits, à un gouvernement méprisant et à des médias déconnectés de nos réalités. Le mouvement continue d’une autre manière. Il y aura un avant et un après cet épisode de grève.

En attendant, on est fiers d’avoir pu participer à déclencher un mouvement de grève qui dépasse le secteur pétrolier, tout en mettant en avant l’absence de partage des richesses et les superprofits. Même si on n’a pas les mêmes revendications et les mêmes passifs au sein des différentes entreprises, on est en contact avec d’autres secteurs toujours en grève. Notre objectif : aboutir à des manifestations interprofessionnelles d’ampleur sur la question des salaires. Rendez-vous le 10 novembre dans la rue ! »

Propos recueillis par Jonas Schnyder

1 Instaurée en août 2022 en remplacement de la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat (Pepa), la prime de partage de la valeur (PPV) est une prime facultative versée par les entreprises aux salariés et exonérée de cotisations sociales (et d’impôt sur le revenu pour les salariés gagnant jusqu’à trois fois le Smic). Son montant net est de 3 000 euros maximum pour 2023 et 2024 (6 000 euros dans certains cas très spécifiques).

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CQFD n°214 (novembre 2022)

Dans ce numéro empli de gestes techniques incroyables, un dossier sur le foot business et ses contraires : « On rêvait d’un autre foot ». Mais aussi : la grève des raffineries, le procès-bâillon de BFM TV contre le journaliste Samuel Gontier, un reportage à Lampedusa, un entretien avec le réalisateur Alain Cavalier, un point sur l’extrême droite israélienne... En enfin : un appel à soutien où l’on fait la lumière sur les comptes du journal et les mirifiques salaires de ses rares employés rémunérés…

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