Mes héros toxiques #6

La violence amusée de Tarantino

V’là que soudain tu réfléchis. Et que tu fais ce bilan : parmi tous les artistes que tu écoutes, que tu regardes et que tu lis, une grosse partie sont – malgré tout – des mecs. Pire : beaucoup ont des facettes toxiques. Ce mois-ci, on se questionne sur la violence amusée de Quentin Tarantino.
CQFD et Victoria de Pixabay

À l’évocation de son nom, des scènes cultes affluent dans nos cerveaux, conférant à Quentin Tarantino le statut de génie de la culture populaire. Des gangsters de Reservoir Dogs (1992) qui débattent au p’tit dej du sens de la chanson de Madonna « Like a Virgin », aux hommes de main qui, dans Pulp Fiction (1994), se demandent pourquoi les Européens ont changé le nom du hamburger « Quarter Pounder » en « Royal cheese », même les sujets de discussion les plus banals sont palpitants. Défilé d’acteurs talentueux, incarnant des personnages charismatiques, interprétant des dialogues ciselés, dansant, ou se battant avec style, katana ou flingues à la main. Ça claque, c’est violent et vulgaire, toujours avec des bandes originales du tonnerre.

Malheureusement, la magie s’est amenuisée au bout de quelques années. La faute à Inglorious Basterds (2009) et Django Unchained (2013), où la brochette de stars et la surenchère n’ont pas compensé les ficelles convenues de films défouloirs prenant leur revanche sur l’Histoire jusqu’à l’absurde. Ce dernier a d’ailleurs été critiqué par le réalisateur afro-américain Spike Lee qui se demande si on peut faire de l’esclavage un western spaghetti1 et trouve un peu suspect son goût immodéré pour le terme « nigger » dans les dialogues – et Tarantino d’être à deux doigts de parler de racisme anti-Blancs pour se défendre dans les médias. En 2019, avec Once Upon a Time… in Hollywood, Tarantino s’illustre dans sa caricature de Bruce Lee, « imprécise et raciste » selon un de ses anciens collègues, Kareem Abdul-Jabbar. Sa tendance à « rendre hommage » en se réappropriant les codes de cultures minoritaires « qu’il exploite et dépolitise2 » au profit de ses récits apparaît au grand jour. Est-ce à dire que c’était mieux avant ? Aucunement. Il semble toujours avoir été un réalisateur qui n’en fait qu’à sa tête, n’accepte pas la critique et veut choquer gratos… à l’écran comme dans les coulisses.

Dénonçant les enjeux du male gaze3 chez Tarantino malgré ses héroïnes badass, la journaliste Camille Wernaers4 raconte l’envers du décor. L’actrice Uma Thurman, forcée de réaliser une cascade dangereuse pour Kill Bill (2003), en gardera une blessure à vie. Elle subira aussi une scène de crachat au visage et de strangulation… réalisée par Tarantino lui-même ; ce qu’il avait déjà décidé de faire sur Diane Kruger dans Inglourious Basterds. À l’artiste s’ajoute l’homme qui s’en dissocie bien peu. Tarantino, qui défendait ardemment Roman Polanski en 2003, a protégé pendant des années Harvey Weinstein, le pote et producteur auquel il doit tant. Et l’automne passé, il a multiplié les visites sur les bases militaires de Tsahal pour soutenir le moral des troupes, prenant la pose tout sourire devant de grosses armes de guerre de l’armée israélienne. Difficile de ne pas voir que la violence amusée – pour ne pas dire sadique – du réalisateur n’est pas qu’esthétique.

Par Jonas Schnyder

2 « Quentin Tarantino et le (post)féminisme. Politiques du genre dans Boulevard de la mort », Nouvelles Questions Féministes vol.28, 2009.

3 Concept théorisé en 1975 par la réalisatrice anglaise Laura Mulvey pour analyser comment les films sont réalisés en fonction d’un regard masculin hétéro qui sexualise les femmes et, parfois, banalise les violences masculines à leur encontre. Lire « Le “male gaze”, bad fiction », Libération, 18/09/2019.

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