Mes héros toxiques #5

Heuss le bien nommé

V’là que soudain tu réfléchis. Et que tu fais ce bilan : parmi tous les artistes que tu écoutes, que tu regardes et que tu lis, une grosse partie sont – malgré tout – des mecs. Pire : beaucoup ont des facettes toxiques. Ce mois-ci, place à une femme dans la vingtaine qui consacre la chronique au rappeur Heuss L’Enfoiré.

Quand on entend le nom – pas très prometteur, je reconnais – de Heuss L’Enfoiré, c’est ce refrain qui vient normalement à l’esprit : « Donnez, do-do-donnez… Donnez-moi d’la moulaga.  » Pour ceux qui sont nés au siècle précédent, comprendre : donnez-moi de l’argent. Cette chanson s’appelle « Moulaga », c’est un featuring avec Jul sorti en 2019, et ça fait 173 millions de vues sur Youtube. Certes, le message manque de subtilité. Mais j’aime bien danser sur les chansons de Heuss – j’aime ce qui rentre dans la tête, met de bonne humeur, passe à la radio. Ce genre de rap réveille chez moi une forme de solidarité bizarre, peut-être une recherche désespérée de commun avec ces mecs qui ressemblent un peu à ceux qui traînent en bas de chez ma mère, ceux avec qui j’ai fait l’école primaire, mais avec qui je ne tiendrai jamais les murs.

Une partie de moi aura toujours envie de défendre les rappeurs, envers et contre tout. Parce qu’à l’échelle du système médiatique, ils se font toujours taper dessus1. Heuss, il a fait du mot « moulaga » l’un des plus recherchés sur Google. Il dit des choses ultraviolentes, il a l’air d’avoir des valeurs flinguées, et sa langue est vivante, brutale, agressive. Ça crée quelque chose qui me fascine. La légitimité culturelle est une bataille, et j’ai toujours aimé être du côté de ceux que les intellos détestent. Et surtout, il clippe dans un château, j’y vois une inversion des rôles, une haine de la bourgeoisie, ça me plaît. J’ai un bac+5, j’habite le centre, je gagne moins qu’un smic, et j’ai érigé la rapologie au rang d’art – à pratiquer avec des collègues transfuges de classe et quelques canettes. J’ai aussi une certaine tendresse pour son storytelling – des chansons qui racontent l’histoire de vrais durs, de grands bandits, pour moi des mecs un peu brisés que j’ai comme envie de consoler. « L’Enfoiré », « L’ancien »… Puis un jour, les paroles d’une chanson que j’écoute depuis plusieurs mois me percutent. « J’te donne deux-trois conseils pour faire un peu d’oseille/Prends ta chienne, mets-la sur VivaStreet ou sur SexModel/Achète-lui six phones-tel’, tu vas faire un bordel.2  » Heuss donne, sur un album où figurent des titres certifiés platine, un mode d’emploi pour exploiter sexuellement des femmes. Contestataire, mon cul.

J’essaie de comprendre ce qui le fait écrire ça, et mes œillères. Peut-être qu’il raconte n’importe quoi pour la gloire du rap game ? J’écoute l’album, encore. « Anita », un autre de ses sons. Anita, si on croit Heuss, c’est une travailleuse du sexe qui lui demande de devenir son mac. Anita, c’est une mule qu’il envoie chercher des kilos de drogue en Martinique. Anita, elle en a sans doute rien à foutre de mon avis, peut-être même qu’elle fait ses choix de vie. Mais on le saura jamais, parce qu’on l’entend pas, Anita. Et ça me donne nettement moins envie d’écouter Heuss… Cet enfoiré.

Par Léna Rosada

1 Lire Know what I mean ? Réflexions sur le hip-hop, de Michael Eric Dyson (2022, BPM) et « Bouquins de zik : “Des trucs qui te tiraillent en restant populaires” », CQFD n°223 (octobre 2023)

2 Chanson « L’enfoiré », dans l’album En esprit (2019).

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