Dans l’entre-soi de la blanchité

« Des journalistes incapables d’identifier des propos racistes »

Depuis bientôt une année, l’Association des journalistes antiracistes et racisé·es alerte sur le manque de diversité dans les médias français. Retours sur les logiques d’entre-soi qui nourrissent des biais racistes dans la production de l’information.
Une illustration de Baptiste Alchourroun

Dans la majorité des médias français, les comités de rédaction sont principalement composés de personnes blanches. Quelles en sont les conséquences sur le fonctionnement interne des médias et la production de l’information ? On en parle avec Rémi-Kenzo Pagès, un des porte-parole de l’Association des journalistes antiracistes et racisé·es1 (Ajar).

D’où est venu le besoin de créer cette association ?

« On est un groupe de journalistes racisé·es qui s’est constitué publiquement en association en mars 20232. L’idée, c’était de lutter contre le racisme dans notre environnement de travail, où l’on est souvent la seule personne racisée. Cette situation d’isolement complique la création de liens de solidarité quand on fait face à des remarques ou blagues racistes, et à une ambiance générale qui peut être pesante pour nous. Notre activité principale consiste à organiser cette solidarité (on est quand même assez nombreux·ses dans la profession et plus de 200 dans l’association). Mais il s’agit aussi de lutter contre le racisme dans le traitement médiatique. »

Votre travail de veille médiatique est concluant ?

« On en a des exemples toutes les semaines. Au début, on faisait des threads [fils de discussion]mais on n’a pas été capable de suivre le rythme tellement les cas de traitement médiatique raciste sont fréquents. Le dernier en date, c’est le 8 février sur France 5. Yves Thréard, directeur adjoint du Figaro qualifie la ministre de la Culture Rachida Dati de “petite beurette qui a réussi” sur le plateau de l’émission C dans l’air. C’est un terme qui désigne des femmes nord-africaines de manière sexiste et raciste, c’est un terme fétichiste qui fait appel à l’imaginaire colonial3, employé sur une chaîne du service public devant des milliers de personnes sans que la journaliste intervienne. Et c’est ça le souci : on a des journalistes incapables d’identifier des propos racistes. »

Que ce soit au Monde ou à CQFD, les comités de rédaction sont majoritairement – voire exclusivement – composés de journalistes blanc·hes. Pourquoi ?

« Quand on parle de manque de diversité, on pointe surtout la question de la reproduction sociale. Celle-ci commence dès la sélection des étudiant·es dans les écoles de journalisme, où les quotas de boursier·es mis en place ne suffisent pas. Dans notre profession, l’entre-soi constitue la règle, notamment grâce à la cooptation entre personnes blanches, urbaines et bourgeoises. L’une de nos revendications, c’est que les rédactions rendent leurs offres d’emploi publiques pour briser ce fonctionnement en réseau et donner à d’autres profils l’occasion de postuler. On remarque aussi que quand des journalistes racisé·es passent entre les mailles du filet, elles et ils viennent souvent des catégories les plus favorisées.

Du côté des médias indépendants, les rédactions sont aussi très blanches et ne sont pas exemptes de schémas racistes, quoi qu’elles en disent. On a pu le constater aux États généraux de la presse indépendante à Marseille, et c’était particulièrement flagrant à Paris, quand on observe le public ou les intervenant·es. Ça se ressent dans les échanges : même si l’on a des objectifs communs, on n’a pas forcément les mêmes préoccupations ou priorités. »

Quelles sont les conséquences de ce manque de diversité sur le traitement de l’information ?

« Les biais racistes dans l’information participent de la défiance à l’égard des journalistes. Si personne ne nous ressemble ou qu’on ne parle pas de nous, on va avoir du mal à s’identifier, sans parler des fois où les journalistes parlent mal de nous et font des descriptions erronées de nos territoires. Les risques, si le média ne connaît pas les quartiers populaires, c’est d’en parler de loin, véhiculer des informations fausses, ou simplement ne pas en parler. En juin 2020, il y a eu un énorme rassemblement organisé par le comité Adama à la sortie du confinement, les grands médias généralistes de la presse nationale n’ont tout simplement pas couvert l’évènement. Par contre ils n’ont pas eu de souci à couvrir la mort de Georges Floyd aux États-Unis. Quand c’est outre-Atlantique, on parle du racisme, mais on en est incapable en France ? »

On parle de racismes au pluriel, sans forcément avoir en tête le racisme anti-asiatique.

« Cela fait seulement quelques années qu’on parle du racisme anti-asiatique4. Surtout depuis le Covid vu les sujets racistes des médias, que ce soit en parlant de “Covid chinois”, de “pokémon” sur BFMTV à propos des victimes du Covid en Chine, d’“Alerte jaune” en Une du Courrier picard, avec une photo d’une personne est-asiatique pour parler du Covid, et un édito intitulé “Le péril jaune”. Mais à l’Ajar, on parle aussi de l’antisémitisme, du racisme sans retenue envers les personnes Rroms, les gens du voyage, l’anti-tsiganisme… En février 2023, sur Radio J, le sénateur des Hauts-de-Seine, Hervé Marseille, accuse La France insoumise de transformer l’Assemblée nationale en “camps de gitans”. Une formulation reprise par la journaliste Anna Cabana sur BFMTV quelques jours plus tard. »

Comment votre message est-il reçu par le public, par la profession et par les politiques ?

« C’est variable. Quand on a interpellé Radio France à propos d’une photo de singe au volant qu’ils ont mis en illustration d’une chronique sur les chauffeurs VTC, ils ont retiré la photo et se sont excusés en reconnaissant leur faute.

« Les journalistes ont de la peine à nommer les choses, comme si parler de racisme ou d’islamophobie voulait dire prendre parti »

Certaines cherchent à se justifier, d’autres considèrent qu’on va trop loin et qu’on exagère, mais une bonne partie des directions nous ignorent. Mais on va faire en sorte qu’ils ne puissent plus nous ignorer ! Les journalistes ont de la peine à nommer les choses, comme si parler de racisme ou d’islamophobie voulait dire prendre parti, et ne plus être journaliste. Pour nous, poser les termes est un des enjeux, et on interpelle les médias à ce propos. »

Quels conseils tu donnerais aux médias soucieux de faire attention à ces questions ?

« Déjà, tous les médias sont concernés par ces questions et devraient se former. Le premier conseil, c’est de faire attention au recrutement, en rompant l’entre-soi pour avoir de la diversité dans la rédaction. Et aussi faire confiance aux associations comme la nôtre, aux personnes identifiées qui travaillent sur le racisme et peuvent mener des formations dans les rédactions. Et les médias indépendants aussi, vous avez une obligation morale de vous former, de vous forcer à accorder une place à ces sujets dans la hiérarchie de l’information et, le jour où vous êtes en capacité de recruter, vous devriez vous pencher sur des profils différents des vôtres et considérer les personnes concernées, tout simplement. Et si vous avez des personnes racisées dans la rédaction, assurez-vous que les conditions de travail leur conviennent, autant en termes de droit du travail que d’ambiance et d’interactions au sein de l’équipe, avec la possibilité de se retourner vers quelqu’un en cas de besoin. »

C’est quoi la suite pour vous ?

« Pour le printemps, on prépare un guide à destination de la profession et des écoles de journalisme. Il y aura un chapitre sur l’islamophobie, le racisme anti-asiatique, l’antisémitisme, et une partie sur les violences policières. On travaille aussi sur deux évènements : l’anniversaire de notre association au printemps, et l’organisation d’une université qui aura lieu à La Friche à Marseille l’automne prochain. Au menu : des ateliers pour se former, des tables rondes pour discuter et la fête pour se rencontrer. »

Propos recueillis par Jonas Schnyder

1 Plus d’informations sur leur site : ajaracisees.fr. Et, surtout, sur leurs différents réseaux sociaux numériques.

2 Une tribune a été publiée à cette occasion dans Libération  : « Pour une Association de journalistes antiracistes et racisé.e.s », 20/03/2023.

3 Pas convaincu·e ? Alors écoute le podcast « Ne m’appelle pas “beurette” », de la géniale émission Kiffe ta race, sur le site de Binge Audio.

4 Voir le documentaire « “Je ne suis pas chinetoque” – Histoire du racisme anti-asiatique », FranceTV, 2023.

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1 commentaire
  • 20 mars, 13:51, par Jacou

    Peut-être penser aussi aux provinciaux qui n’ont pas le bon entregent, qui ont parfois le "malheur" d’avoir un accent qui les désigne comme non adaptés. Même à infos ou problème identique, la question sera traitée ou plutôt non. Ou sera traité avec un ton condescendant, ironique, ...

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CQFD n°228 (mars 2024)

Dans ce numéro de mars, on expose les mensonges de TotalEnergies et on donne un écho aux colères agricoles. Mais aussi : un récit de lutte contre une méga-usine de production de puces électroniques à Grenoble, une opposition au service national universel qui se structure, des choses vues et entendues au Sénégal après le "sale coup d’état institutionnel" de Macky Sall, des fantômes révolutionnaires et des piscines asséchées.

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