Aïe tech # 2

Main basse sur Morphée

Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Deuxième épisode sur le sommeil, dans le viseur des industries du divertissement et de la tech.

Le maso voulant scruter les derniers avatars péraves du monde de la tech trouvera moult pépites en s’abonnant à une newsletter hebdomadaire « bête et méchante » du nom de TechTrash. Une espèce d’archéologie présente du bullshit effréné régnant dans les sphères de la Silicon Valley et de ses descendants. Au fil des semaines, une constante : la question du sommeil est un filon creusé assidûment par les aspirants Zuckerberg. Tu galères à pioncer ? Plein de solutions s’offrent à toi, des couvertures chauffantes « intelligentes » s’adaptant à la météo au lit high-tech de la société japonaise Bauhütte, sorte de vaisseau spatial multi-tâches pour gamers et télé-travailleurs décidés à ne JAMAIS quitter le plumard. Plus flippant encore, la start-up chinoise Dozz vient de sortir le « premier appareil de sommeil intelligent au monde », un genre de boîtier à poser sur le front et qui « permet d’entrer facilement dans des états de méditation et de relaxation profonde grâce à la toute dernière technologie Neurowave et au coaching respiratoire de la lampe de respiration ».

Bon OK, j’admets, ces tentatives puent la lose et finiront sans doute au cimetière des gadgets foireux. Mais elles révèlent en creux une obsession de ceux qui forgent le monde technologique de demain : étendre leur champ de prédation jusqu’au territoire le plus difficilement monnayable, celui des rêves. Il suffit de fureter sur le net pour saisir que les applications de smartphones censées t’aider à dormir pullulent comme des puces au salon du clébard de rue : « Meilleures applications sommeil : notre top 7 » (sleepie.fr), « Top 8 des meilleures applications Android d’analyse du sommeil » (phoneandroid.com)... Un monde merveilleux bourré de termes comme « sleep monitor », « tracker de sommeil » ou « application anti-ronflements ». Tout ceci n’a rien de gratuit, évidemment. D’Apple à Google, les habituels aspirateurs de données rôdent en première ligne avec leurs applications captant tes moindres frémissements. Quand Abba chantait « Money, Money, Money », eux brament « Data, data, data ».

En 2017, Reed Hastings, le patron de Netflix, lâchait une petite phrase qui, dans un monde normal, aurait dû faire couler beaucoup d’encre : « Notre seul concurrent dans cette industrie, c’est le sommeil. » Après « le temps de cerveau humain disponible » que déclarait vendre aux annonceurs le patron de TF1 Patrick Le Lay en 2004, voici donc venue l’ère de la traque au temps de cerveau indisponible. C’est pourquoi aussi bien l’industrie de la série que celle des réseaux sociaux addictifs de type TikTok ont la ferme intention de ne jamais t’autoriser à lâcher ton écran pour les bras de Morphée. Dormir ? C’est pas rentable. Un petit shoot de dopamine par ici, un cliffhanger habile par là, une suggestion algorithmique à ne pas rater un peu plus loin 1… Le public visé est jeune, voire très jeune. Et les répercussions évidentes. Dans une étude de 2020 intitulée « Le sommeil des jeunes Franciliens à l’ère du numérique », l’Observatoire régional de santé Île-de-France s’alarmait : plus de la moitié des jeunes ont un trouble du sommeil. Résumé dans un article de France Bleu 2, cela donne : « Ce sont les jeunes âgés de 15 ans qui dorment le moins et manquent le plus de sommeil. Ils se privent de sommeil pour rester connectés. Ils peuvent passer jusqu’à six heures par jour devant un écran. Ils ont du mal, ensuite, à s’endormir. Et quand ils dorment, les alertes de notification troublent leur sommeil qui devient moins réparateur. »

Comme un match de hockey sur glace, cette fourbe offensive menée sur le territoire du sommeil se déroule en trois temps : primo, te priver de sommeil ; secundo, monnayer les « solutions » tech pour y remédier ; tertio, utiliser les data recueillies pour envahir encore davantage ton quotidien. Puis retour à la première étape, en pire. Le casse onirique parfait.

« À quand l’appli qui compte les moutons à notre place ? » allais-je ironiser pour conclure cette chronique. Pris d’un doute, j’ai vérifié : sur l’Apple Store, l’application « Compter les moutons » ne coûte que 1,19 euro. Foncez, c’est donné.

Émilien Bernard

Dans les précédentes chroniques "Aïe Tech" :
#1 : La sécession des siliconés

« La sieste », Vincent Van Gogh, 1890

1 Un phénomène bien décrit par le camarade Nicolas Bérard (qui participe parfois à CQFD) dans son très conseillé Ce monde connecté qu’on nous impose, Le Passager clandestin, 2022.

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CQFD n°214 (novembre 2022)

Dans ce numéro empli de gestes techniques incroyables, un dossier sur le foot business et ses contraires : « On rêvait d’un autre foot ». Mais aussi : la grève des raffineries, le procès-bâillon de BFM TV contre le journaliste Samuel Gontier, un reportage à Lampedusa, un entretien avec le réalisateur Alain Cavalier, un point sur l’extrême droite israélienne... En enfin : un @|LIEN3280802|W2FwcGVsIMOgIHNvdXRpZW4tPjM4MDVd|@ où l’on fait la lumière sur les comptes du journal et les mirifiques salaires de ses rares employés rémunérés…

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