Portrait de Mohammed Harbi

Une histoire algérienne

Pour reprendre un lieu commun de l’histoire contemporaine française, la guerre d’Algérie est cet autre « passé qui ne passe pas »1. Acteur et historien de cette période, Mohammed Harbi, 77 ans, y pose un regard à la fois critique, serein et libre, loin de l’esprit revanchard et de l’instrumentalisation politique, à l’image sans doute de l’homme qu’il est. Nous l’avons rencontré chez lui, non loin de Ménilmontant.

En 1993, Mohammed Harbi écrivait dans son livre L’Algérie et son destin : « Il faut, pour le plus grand profit des générations nouvelles, tourner le dos à une histoire qui vise seulement à culpabiliser l’autre, et sécrète, volontairement ou non, la xénophobie et entretient l’anti-algérianisme.  » Près de vingt ans après, le bilan est « alarmant », constate Harbi. En France, ce sont les nostalgiques de l’Algérie française qui revendiquent l’étendard des « mémoires meurtries » des pieds-noirs et des juifs algériens à l’occasion de la sortie de Hors-la-loi, le film de Rachid Bouchareb. Plus encore, c’est l’Assemblée qui vote, en 2005, une loi pour la reconnaissance nationale vis-à-vis des harkis dont l’article 4 (déclaré inconstitutionnel par la suite) prévoyait d’enseigner « le rôle positif de la présence française outre- mer, notamment en Afrique du Nord ». C’est aussi la polémique autour d’un ouvrage qui présente « une vision apologétique de l’Algérie coloniale et de l’action des militaires »2 dont l’auteur, Patrick Buisson, président de la chaîne Histoire, est aussi connu comme conseiller de Nicolas Sarkozy. Du côté algérien, c’est un projet de loi criminalisant le colonialisme qui vient finalement d’être mis de côté en raison de « considérations diplomatiques et juridiques ». « Nous sommes toujours dans des luttes politiques qui prennent appui sur l’ histoire pour la fabrication de nouveaux mythes, commente Mohammed Harbi. Nous ne sommes pas vraiment dans l’histoire. »

Avant d’être un historien incontournable, Harbi est surtout un témoin et un combattant de la lutte pour l’indépendance algérienne. Malgré la répression qui touche son Constantinois natal en mai 1945 (voir « Le bon temps des colonies »), cette date symbolique ne constitue pas pour autant le « mythe fondateur » de son engagement dans la lutte anticoloniale : « J’appartenais à une famille possédante, j’ai été au lycée, j’ai côtoyé des Européens, je trouvais absolument inadmissible que nous [les Algériens] soyons inférieurs à cette catégorie de la population. C’est le problème de l’inégalité qui m’a poussé dans la lutte nationale. D’ailleurs, ce n’était pas simplement le problème de l’inégalité entre Européens et Algériens, mais aussi celui entre Algériens eux-mêmes, à travers les familles possédantes, dont la mienne. Cela m’écœurait profondément. Mon engagement a été aussi social. » Très tôt, au lycée, Mohammed Harbi rencontre Pierre Souyri, membre du groupe Socialisme ou Barbarie, et se forme à un marxisme anti-stalinien. Puis il fréquente des militants trotskystes et libertaires à Paris au début des années 50 : « Du fait de leur internationalisme théorique, ces militants d’extrême gauche prétendaient mieux comprendre que nous ce que nous devions faire, se souvient-il avec une pointe d’ironie. Effectivement, pour nous les choses n’étaient pas toujours extrêmement nettes, ni socialement ni politiquement. Il nous a fallu chercher un chemin. Dans nos discussions, Daniel Guérin3 ou Michel Raptis4 ne voulaient considérer la société algérienne qu’à travers les rapports socio-économiques. Mais celle-ci a d’autres dimensions, notamment le problème de la sécularisation qu’on n’avait jamais eu à examiner. Déjà, dans le mouvement étudiant national en France, dans les années 50, lorsque s’était posé le problème de la laïcité, c’est l’organisation avec le sigle musulman qui a prévalu, empêchant les juifs et les Européens partisans de l’indépendance de se joindre à nous. Dans les courants étatistes, le recours au religieux était très important. » Pris dans la stratégie de la lutte armée, le FLN choisit dès le départ une plateforme strictement nationaliste. « Dans l’immigration algérienne nous cherchions une convergence avec la classe ouvrière. Mais j’ai rapidement compris que cette convergence n’était pas automatique, ni du côté français ni du coté algérien. Le FLN a alors choisi de rompre avec la tradition de participer aux batailles sociales et politiques en liaison avec le mouvement ouvrier français. Pour le FLN, la lutte armée était la seule forme de lutte sérieuse. »

La guerre sanglante entre les deux courants rivaux, le MNA (Mouvement national algérien) dirigé par Messali Hadj et le FLN qui lance l’insurrection de la Toussaint 54, constitue un autre point critique auquel est confronté le camp nationaliste et sur lequel le film de Bouchareb met l’accent. « C’est une audace de parler pour la première fois dans une fiction des luttes fratricides entre Algériens, mais il manque une lecture politique de cette lutte. Personnellement, j’étais un acteur de la scission. J’ai pris parti contre Messali en raison de la résurgence du religieux chez ses militants, comme souvent dans un contexte de crise politique. D’autre part, Messali aurait pu rassembler un congrès avec toutes les fractions, mais lui aussi estimait que ses opposants devaient disparaître de la scène politique. Enfin, il prétendait toujours incarner le chef national. C’est pour ces raisons contingentes que je me suis prononcé contre lui. Par la suite, quiconque refusait le monopole du FLN devait sinon s’effacer, ce qu’ont fait pas mal d’organisations – dont le Parti communiste algérien qui avait lui-même mis en place des maquis dès septembre 1955 et qui a dû faire allégeance au FLN, – sinon être éliminé. Messali, lui, a refusé de se soumettre et la bagarre a commencé. Dans Hors-la-loi, on essaie de faire croire que la rivalité entre le FLN et le MNA a pour origine le fait que Messali était réformiste et légaliste tandis que le FLN était pour la lutte armée, mais c’est absolument faux. Messali était aussi pour la lutte armée. »

De plus en plus divergent au sein d’un FLN dévoré par les luttes de clans, Harbi voit arriver le moment de l’indépendance algérienne avec inquiétude : « J’étais entré en conflit très tôt avec le mouvement et j’étais sûr que le FLN ne pouvait pas rester uni et allait exploser. C’était un fourre-tout, il fonctionnait comme une polyarchie avec plusieurs têtes mais sans véritable direction et les différenciations sont apparues très vite. L’embryon d’État au sein du FLN s’était constitué dès le départ comme bureaucratie étatiste bien avant 1962. » Mais les propriétés industrielles et agraires, abandonnées par les colons européens, donnent au jeune pays la possibilité d’une dynamique sociale. C’est le moment autogestionnaire algérien. Mohammed Harbi se retrouve alors confronté à une contradiction majeure : « Je n’étais pas pour Ben Bella, mais quand il a été question de faire gérer le capital des biens collectivisés par les ouvriers et les paysans, j’ai servi de conseiller pour le secteur socialiste. Nous, les partisans de l’autogestion, étions coincés entre les gens d’en bas qui étaient sceptiques et méfiants vis-à-vis du pouvoir et disaient : “Tout ça c’est trop compliqué, on veut juste une augmentation des salaires”, et ceux d’en haut pour qui l’autogestion était soit un moment de répit avant l’accaparement des biens par les plus puissants, soit une étape avant de passer à l’étatisation. De fait, notre courant était extrêmement faible. Il s’est passé en Algérie ce qu’il s’est passé en Espagne en 37 : lorsque la guerre révolutionnaire dure longtemps, elle finit par détruire les mouvements sociaux. Le FLN avait détruit les syndicats (déjà laminés par Lacoste 5) à sa manière : en les lançant dans des grèves aventureuses durant la guerre, puis en dispersant le congrès de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens) en 1963 et en lui imposant une direction, enfin, en les domestiquant dans l’appareil d’État. »

Le virage arabo-islamique du pouvoir benbelliste était-il inévitable ? « Peut- être avec quelqu’un d’autre que Ben Bella, qui était très religieux, ça aurait pu se jouer différemment. Ben Bella voulait que toutes les organisations reprennent le sigle musulman. L’État algérien va garder cette ambivalence avec une justice intégrant le droit coranique et l’enseignement religieux. La religion va petit à petit devenir un des paramètres principaux du débat en Algérie. » En 1965, lors du coup d’État de Boumedienne, jusqu’alors ministre de la Défense de Ben Bella, Harbi rejoint l’éphémère Organisation de la Résistance populaire, même s’il en déplore l’option stalinienne : « Je pensais, se souvient-il, qu’il restait un mouvement dans la jeunesse suffisamment fort en faveur de la sécularisation, de la libération des femmes, de la démocratie et de l’autogestion, mais, dans son ensemble, la société n’a pas tellement bougé. Là où ça a bougé, comme à Anaba, les militaires ne se sont pas gênés pour tirer dans le tas. »

Arrêté, il va passer près de huit ans en prison, où commence sa mue d’historien. Cette période de sa vie, de l’indépendance à son évasion vers la France en 1973, après une mise en liberté surveillée, devrait faire l’objet du second tome de ses mémoires[6]6 couvrant cette période déterminante dans l’histoire de l’Algérie, marquée par la mainmise d’un pouvoir sans partage sur le pays.

Ce n’est qu’en 1991 que Harbi pourra à nouveau séjourner en Algérie. Quand on l’interroge sur l’Algérie actuelle, les réponses de Mohammed Harbi restent empreintes d’une certaine prudence, due notamment à son éloignement, et d’un certain pessimisme : « À mon avis, l’Algérie passera par d’autres types de secousses. Il y a une classe au pouvoir qui a bloqué les issues. Les richesses accaparées sont énormes, sans compter celles qui ne sont pas exploitées. Les forces sociales ne sont pas constituées, les élites sont segmentées et le pouvoir a la possibilité d’incorporer des forces d’opposition successivement, moins pour régénérer le pouvoir que pour démobiliser les dites forces. Tout est balayé successivement. La révolte de 1988, les émeutes de Kabylie de 2001, de tout ça, il n’en reste rien. Le pouvoir digère tout. »


1 Formule utilisée par l’historien Henry Rousso à propos de Vichy.

2 « Les habits neufs de Patrick Buisson », 29 novembre 2009 dans le quotidien algérien El Watan. Voir aussi « L’Algérie que rêvait l’armée française », Le Monde, 22 décembre 2009, signé par six autres historiens.

3 Daniel Guérin (1904-1988), écrivain communiste libertaire, anticolonialiste.

4 Michel Raptis, dit Pablo (1911-1996), dirigeant trotskyste et actif soutien au FLN.

5 Robert Lacoste (1898-1989), gouverneur général de l’Algérie jusqu’en 1958, partisan de la répression féroce contre les indépendantistes.

6 Le tome 1 des « mémoires politiques » de Mohammed Harbi est sorti sous le titre Une Vie debout, éditions La Découverte, 2001.

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