Ubihard
Un empire nommé Ubi
Tous les gamers adorent détester Ubisoft. Depuis sa création en 1986 par les cinq frères Guillemot, l’entreprise est régulièrement la cible de moqueries quant à la qualité finale ou le manque d’originalité de ses jeux. En 2020, le studio français donne une bonne raison de le détester. Dans une enquête accablante, Libération révèle l’ambiance de vestiaire qui règne entre les murs de l’entreprise : tentatives d’agressions sexuelles lors d’évènements professionnels, commentaires islamophobes, harcèlement sexuel sur le lieu de travail, dans les salles de pause ou de réunion... Trois anciens salariés d’Ubisoft sont condamnés, au début de l’été 2025, à des peines de prison avec sursis et des amendes. L’entreprise n’a pas été poursuivie, alors que les syndicats l’avaient accusé de « harcèlement institutionnel ». Et si Ubisoft était le prototype de l’entre-soi masculin, du sexisme et des rythmes de travail intenses qui caractérisent aujourd’hui l’industrie du jeu vidéo ?
Le fief devenu empire semble avoir développé un goût pour l’entre-soi masculin, les inégalités de genre et les conditions de travail déplorables
En anglais, crunch se traduit par « moment critique » ou « écraser ». Dans l’industrie du jeu vidéo, le crunch désigne cette période intensive où les développeur·ses doivent travailler 50 à 70 heures par semaine, parfois plus, pour atteindre des objectifs de production. En 1988, les frères Guillemot ne sont pas les seuls à faire cruncher leurs employés, mais ils le font avec panache. Ils se font notamment remarquer en réunissant, pendant plusieurs jours, des développeurs dans un château situé dans la région de Rennes. À l’époque, le magazine jeu vidéo Tilt, invité par le studio, fait le récit de ce huis clos dans un article au titre glamour : « Les princes programmeurs de Brocéliande ». Les équipes, essentiellement masculines, travaillent jour et nuit et partagent des chambres ensemble. Selon le journaliste, la vie de château vise à : « créer une ambiance permettant aux programmeurs, graphistes et autres musiciens de donner pleine mesure à leurs capacités respectives mais aussi communes ». Difficile de ne pas voir dans ce « team building » quasi féodal la préfiguration d’un habitus appelé à s’enraciner durablement dans l’industrie du jeu vidéo : le crunch comme épreuve virile à traverser ensemble.
Cette stratégie est contestée à mesure qu’Ubisoft grandit et la discorde donne lieu à Ubifree, la première tentative de syndicalisation au sein du studio. L’aventure est de courte durée, de 1998 à 1999, mais elle reflète une certaine clairvoyance. Composée d’une quarantaine de personnes, la cellule exprime des demandes claires : des contrats pérennes et de meilleures conditions de travail. Dans les discussions qui peuvent être consultées sur le site internet d’Ubifree, on trouve des commentaires qui témoignent de l’évolution de la culture masculine à Ubisoft depuis la vie de château. « La virilité se porte bien à Ubi », écrit un membre anonyme. Iel fait le constat de l’androcentrisme de l’entreprise familiale qui entretiendrait l’asymétrie parmi ses salarié·es : décontraction entre hommes ; distance formelle avec les femmes. Les différences hiérarchiques entre les hommes sont effacées par « le tutoiement des frères [Guillemot], signe ultime de la proximité bienheureuse avec eux ». Le fief devenu empire semble avoir développé un goût pour l’entre-soi masculin, les inégalités de genre et les conditions de travail déplorables.
Au lendemain des révélations médiatiques de 2020, que reste-t-il de cette culture d’entreprise ? Pierre*, embauché à Ubisoft en 2021 fait part de l’ambiance mitigée qui règne dans les bureaux situés à Saint-Mandé, à côté de Paris. On use d’euphémismes pour ne pas prononcer les termes de « violences sexistes et sexuelles ». Les employé·es évoquent pudiquement « ce qu’il s’est passé ». Parfois, son manager, cadre à Ubisoft depuis presque 30 ans, évoque la « chasse aux sorcières » déclenchée par Libération, et regrette l’ancien monde. Il redoute les « teams building » et les fêtes d’entreprises par crainte d’agir d’une façon jugée inappropriée par les nouvelles politiques des ressources humaines. Ces dernières ne font pas l’unanimité non plus auprès d’autres employés. Pierre se remémore une réunion générale en ligne au cours de laquelle Anika Grant (la « Chief People Officer » ou responsable des ressources humaines d’Ubisoft de 2021 à 2023) a présenté une plateforme dédiée au traitement de plaintes anonymes en entreprise. Des salariés, indignés, s’envoient des messages : qu’en est-il de la liberté d’expression, des fausses accusations et de la présomption d’innocence bafouée ? Les pouces en l’air et les cœurs, marqueurs modernes de la vie d’entreprise dématérialisée, apparaissent en nombre sous ces publications. La culture Ubi persiste, et le « changement structurel » souhaité par Yves Guillemot en 2020 semble relever d’un mirage. Le changement, le vrai, se trouve peut-être dans la tentative éphémère d’Ubifree. L’intensification récente des luttes syndicales dans l’industrie du jeu vidéo a notamment été catalysée dans un mouvement de grève important à Ubisoft en novembre 2024. Il porte en lui la promesse de mobilisations futures et d’un changement qui ne viendra pas des managers et de leur hiérarchie, mais des travailleurs et des travailleuses.
* Prénom modifié à sa demande
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Cet article a été publié dans
CQFD n°244 (septembre 2025)
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Paru dans CQFD n°244 (septembre 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Garte
Mis en ligne le 13.09.2025
Dans CQFD n°244 (septembre 2025)
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