Migrants de La Chapelle

Paris dans sa bulle

C’était en novembre 2016, porte de La Chapelle : la municipalité parisienne ouvrait un Centre d’accueil pour migrants de 400 lits. Las, cette vaste structure gonflable jaune et blanche est bien trop petite. Et les migrants n’ont d’autre choix que d’attendre encore et encore une éventuelle place.
Par Benoît Guillaume

Partout, des hommes qui dorment au sol. Depuis que les tentes Quechua ont été interdites, il n’y a plus d’intimité possible. Les gestes du quotidien sont exposés à tous, au soleil. Sur deux kilomètres carrés, tout autour de la porte de La Chapelle, des corps humains sont égrainés à même le sol, là où l’ombre subsiste.

L’attente pèse

À chacun son histoire. Ahmed et Humaira sont assis au pied des premières barrières métalliques, adossés à leurs deux valises neuves bombées. Ils ont quitté le Kurdistan iranien il y a cinq mois. La famille kurde de la demoiselle voulait tuer l’amoureux afghan. Ils sont là depuis sept jours et dorment sur des cartons, emmitouflés l’un contre l’autre.

De son côté, Mohammed a dormi deux mois dehors, puis cinq jours dans le centre. Mais depuis une semaine, il est hébergé dans une auberge de Jeunesse à Villiers-le-Bel. Il espère ne pas être dubliné1, comme la plupart de ceux qui ont entamé une procédure dans un autre pays avant d’arriver en France. Pris en étau entre son Pakistan natal et sa famille – son cousin dans le collimateur du gouvernement essayait de l’embrigader dans des « actes terroristes » –, il a dû se résoudre à partir. Lui voulait seulement continuer ses études de médecine.

Et puis voilà Saïd, arrivé porte de La Chapelle il y a dix jours. Il dort avec d’autres hommes sous le pont, à côté de l’arrêt de tramway. C’est la police qui le réveille le matin : il est installé sur la piste cyclable et dérange ceux qui vont bosser en vélo. Si bien qu’il se lève et fait comme les autres. Se rapproche de l’entrée – ce n’est pas mieux. Puis part en quête d’un endroit où se laver. L’attente lui pèse et tout le questionne. Il ne se sent pas d’attendre ici, sans rien faire. Il a besoin de bouger. Il veut aller à Amiens, pensant que ce sera moins difficile d’y trouver un hébergement. Il s’est rencardé avec un gars pour s’y rendre demain. Il a 24 ans et étudiait l’électronique en Guinée, mais a été obligé de fuir, pour raisons politiques.

Non loin, Bouba attend aussi. Il a les yeux tout rouges. Et répète, sur un ton désespéré : « C’est le seul pays européen où on dort dehors. »

Véritable loterie

Depuis quelques mois, la parisienne porte de La Chapelle est devenue un carrefour où s’entrecroisent les contradictions de la politique municipale. Elle s’est affirmée point de rendez-vous en novembre 2016, quand la maire Anne Hidalgo a fait bâtir en urgence un centre d’hébergement. Soit une étrange masse gonflée géante, dessinant une coquille d’escargot blanche et jaune, gardée en permanence et gérée par Emmaüs Solidarité. Sa construction faisait suite au démantèlement de la « jungle » de Calais et à l’installation de nombreux squats dans la capitale. Le lieu est délimité par une grille et une rangée de plots en béton, marquant aussi les limites d’un énorme chantier qui fait face au centre d’hébergement. Ici sera bientôt construit un hôtel de luxe. « Un nouveau quartier urbain et logistique pour un 18e plus durable », vante un panneau, renommant le quartier « La Chapelle internationale ».

Sur les rails de la petite ceinture, en contrebas, un bidonville rom s’étend sur une bande de cinq mètres de large et des centaines en longueur. Pour y rentrer, un unique passage : un trou dans le grillage, sous un pont de l’autoroute. Les Roms sont les seuls à l’emprunter : ils ont fait savoir qu’ils ne voulaient pas accueillir de migrants dans le bidonville. Porte close, la misère ne se partage pas.

Sur la route non loin, des bagnoles en continu, qui vont et viennent, klaxonnent, partent pour le nord et le terminus de la ligne 3 du tramway. Aux alentours, éparpillés sur toute cette zone, des hommes allongés, assis, couchés, debout, plantés sur toutes les langues de terre possibles. Ils attendent de pouvoir entrer dans la structure d’hébergement. Mais il n’y a que quatre cents places. Chaque matin démarre donc une véritable loterie, avec son lot de bousculades, attente, espérances et violences policières. Mohammed, par un coup de pot et grâce à une rencontre, a réussi à rentrer. Mais pas Saïd, qui n’y croit plus.

Moments de tension

L’endroit ouvre à huit heures pile. Il y a des rangées de barrières métalliques et des flics en permanence. Mais c’est bien avant, vers quatre heures du matin, qu’arrivent les premiers migrants, déterminés à accéder au mirage de l’État. Rentrer permet de rester cinq à dix nuits à l’intérieur, avant d’être pris en charge ailleurs. Ces moments d’attente sont donc chargés de tension et de fatigue. Au moindre remous, les flics gazent – cela arrive quasiment tous les jours. En prévention, chacun a du sérum physiologique dans la poche, pour se nettoyer les yeux.

Ce matin, le centre n’a pas ouvert. Certains sont déjà au courant. Eux savent que si aucune annonce n’a été faite à 8h15, cela signifie que le centre restera clos. Depuis quelques jours, Emmaüs ne fait plus rentrer que par maraude. Des salariés de l’association partent récupérer des migrants qui dorment dans Paris, en dehors du périmètre de La Chapelle. Les deux cents qui attendent ce matin en sont pour leurs frais.

Voilà qu’un homme prévient que personne ne pourra passer. Du silence, on passe aux cris sourds. Puis, rapidement, la masse d’hommes se délite. Trois jeunes Afghans s’en vont au parc avec leur poignée d’affaires. Certains commencent à balayer le sol à l’endroit où ils dorment, d’autres retournent s’allonger à l’ombre du pont, se coupent les cheveux, discutent. Petit à petit, le quotidien se met en place, dans des gestes infimes et une attente poignante.

Distribution de nourriture

À l’intérieur comme à l’extérieur, l’association Utopia 56 est l’unique intermédiaire entre l’État et les « migrants ». En désaccord avec les violences du matin, certains des bénévoles ont décidé de ne plus participer à la gestion des files. Leurs missions : informer à l’extérieur, accompagner à l’hôpital, distribuer des couvertures et des produits d’hygiène, répondre aux questions juridiques, donner des adresses, enseigner le français, nettoyer la zone laissée à l’abandon par la municipalité après une intox des médias sur une épidémie de gale. « Chaque matin, nous gardions entre deux et cinq places pour des personnes très vulnérables : dépression, scoliose, coup de couteau, brûlure, membre cassé, explique Julie, un cahier à la main. Nous notions leurs noms, numéros de téléphone, types de problèmes, avant de revenir vers eux au plus vite. Mais depuis plusieurs jours, ce n’est plus possible : Emmaüs ne nous laisse plus aucune place à distribuer. Je me sens inutile. »

Des associations de quartiers viennent également donner de quoi manger et se réchauffer – c’est le cas du collectif Solidarité migrants Wilson, dont les distributions de nourriture ont un temps été interdites. Et puis, il y a aussi des habitants qui apportent leur aide spontanément. Pendant toute la durée du ramadan, Nora et quatre autres femmes du Pré-Saint-Gervais sont ainsi venues à la tombée de la nuit, avec leurs enfants, pour donner à manger.

*

Des hommes avaient repris le droit de vivre dans des interstices urbains. Sans demander la permission. Mais voilà qu’ils en ont été empêchés. On leur a construit une bulle, mais ils ne peuvent pas tous y entrer. Ils n’ont désormais d’autre choix que d’attendre près de cette bulle, doublement rejetés par un nid faussement attrayant. À la porte de la porte, l’espace agencé ne permet pas de recréer des lieux de vie, seulement les sas d’attente aliénants. De menues entraides éphémères se glissent entre les corps, qui deviennent paysage sur un bitume fixe.

Margo Chou

1 L’expression renvoie à l’accord de Dublin, accord européen qui prévoit que les demandeurs d’asile doivent finaliser toutes leurs démarches dans le premier pays européen où leur passage a été enregistré.

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Paru dans CQFD n°156 (juillet-août 2017)
Par Margo Chou
Illustré par Benoit Guillaume

Mis en ligne le 13.11.2019