Dossier : Libérons les terres

Le nerf de l’agraire

Reprendre la terre aux grands propriétaires pour la redistribuer aux sans-terre. Si l’idée même de réforme agraire est peu présente au sein du mouvement paysan, le collectif breton « École Paysanne 35 » tente de remettre la collectivisation des terres agricoles au centre des débats.

Une réforme agraire contre la concentration des terres ?

La confiscation des terres cultivables et l’asservissement de ceux qui la travaillent ont été de puissants moteurs de la concentration des pouvoirs et du développement du capitalisme, notamment avec les enclosures, dès le XVIe siècle1. Ce mouvement d’accaparement des terres est aujourd’hui loin d’être arrêté et prend des formes nouvelles, pendant que les gestions collectives de la terre – les fameux « communs » – reculent inexorablement devant l’avancement de la propriété privée et des règles du commerce libéral.

Déverrouiller le foncier

Pour l’École Paysanne 35, collectif réunissant de jeunes paysans et des paysans sans terre d’Ille-et-Vilaine, si des modes de gestion de la terre continuent d’exister et sont à défendre, d’autres sont aussi à inventer. Leur constat ? Pour les personnes qui souhaitent devenir paysan-nes, qu’elles soient issues du monde agricole ou non, le plus gros problème reste l’accès au foncier. Car la terre et les fermes proposées à la reprise sont chères : elles ne sont accessibles que sous condition d’un gros endettement. Cette mise de départ empêche toute possibilité sérieuse de réorienter des fermes très spécialisées vers une agriculture paysanne qui chercherait à s’émanciper des filières industrielles. C’est pourtant une condition nécessaire pour tous ceux qui n’ont pas l’ambition de devenir les grands gagnants de la guerre économique, et qui surtout envisagent d’abord de retrouver, à travers des pratiques agricoles et la production d’une nourriture saine, de l’autonomie, du sens, une relation pacifiée avec la nature et de nouveaux liens avec la communauté.

Comment alors faciliter l’accès au foncier ? Pour Mikaël Hardy, paysan sans terre membre du collectif, il y a un enjeu fort à ce que la distribution des terres redevienne un fer de lance des luttes paysannes : «  La réforme agraire est un outil de mise en place de l’agriculture paysanne, elle permet de s’armer pour contrer le renforcement de la concentration des terres et la multiplication des fermes-usines. » Militer pour une réforme agraire en arguant une redistribution collective des terres pose ainsi deux questions fondamentales : « Qui a accès à la terre ? » et « Sous quelles conditions d’usage et de gestion ? »

Collectiviser

Ces questions, l’École Paysanne 35 les porte à travers plusieurs débats auxquels participent tant des habitants des villes que des agriculteurs qui voient poindre l’impasse de leur modèle productiviste. Le collectif s’intéresse notamment de près aux offices fonciers, systèmes de gestion imaginés par Edgar Pisani2 dans son livre Utopie foncière (1977). Les offices fonciers ont pour rôle la facilitation de la réappropriation des biens pour la collectivité, par rachat. Le but est de récupérer progressivement le sol français « commun », c’est-à-dire de décourager et de déposséder les candidats à la propriété privée en la rendant trop coûteuse. Les biens alors acquis sont remis à disposition en fonction des besoins exprimés localement, en s’inscrivant par exemple dans la politique d’une commune, d’une petite région ou d’un bassin versant. Lors d’une cessation d’activité (comme la retraite d’un paysan), une indemnisation de mise en valeur est calculée après réévaluation du bien. Certains fonctionnements collectifs s’inspirent de ces règles : ainsi la Société civile des terres du Larzac (SCTL), suite à la lutte victorieuse contre l’extension du camp militaire en 1981, gère depuis lors près de 6 400 hectares de terres, répartis sur douze communes, que l’État lui a confiées via des baux de 99 ans.

Travailler moins pour semer plus

« Parler de réforme agraire redynamise le débat politique et mobilise les énergies, lâche Mikaël Hardy, mais il ne faut pas oublier qu’il y a plusieurs combats dans l’agriculture...  » Il rappelle ainsi que la question de l’accès à la terre a toujours été inscrite dans les revendications de la Confédération paysanne, mais qu’il reste aujourd’hui difficile de parler de réforme agraire au sein du syndicat paysan. Derrière l’accès à la terre, la réforme agraire se comprend aussi comme une redistribution des richesses et des activités. À travers la plume de Clarisse Prod’homme, éleveuse d’agneaux dans le coin, l’École Paysanne 35 se demande si, face aux 5 millions de chômeurs, il ne serait pas bienvenu d’aider à installer 500 000 paysans supplémentaires en France. À ce compte-là, on doublerait potentiellement le nombre de fermes. L’amorce d’un changement de société ? «  Cette réflexion correspond à une recherche de cohérence, la recherche d’un nouveau projet de société, pour lequel la redistribution du foncier est nécessaire, mais pas suffisante, précise Mikaël. Ce n’est plus uniquement la propriété foncière qu’il faut changer, mais le sens et la valeur du travail.  » Ainsi, la question du revenu de base (ou revenu minimum garanti) est-elle aussi au cœur des réflexions du collectif – une revendication loin d’être anodine, sachant que le secteur agricole, via la Politique agricole commune (PAC) est sous perfusion financière grâce au contribuable européen...

Lieux de vie

Si l’on garde à l’esprit certains fondamentaux du changement social, la question de la réforme agraire dépasse donc largement celle de l’agriculture. Les luttes qui s’ancrent sur un territoire rappellent la primauté du choix de l’usage, comme lieu de vie et de production, de ce même territoire. Les réflexions en cours à Notre-Dame-des-Landes sur l’usage et la collectivisation du foncier agricole de la ZAD (1 600 hectares), pour un avenir sans aéroport, ont marqué un virage décisif pour la lutte3. À Bure, en Meuse, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a déjà acheté ou mis en réserve près de 3 000 hectares de forêts et de champs4. Là-bas, l’argent coule à flots (des dizaines de millions d’euros par an 5) et produit un silence assourdissant, dans le but de soustraire près de 30 km² pour la réalisation de Cigéo, un centre industriel de stockage de déchets radioactifs en guise de future poubelle nucléaire de la France.

Face à ces appétits mortifères, de plus en plus de personnes s’organisent, luttent et occupent des terrains pour trouver l’espace nécessaire à l’expression de modes de vie plus autonomes, et faire reculer durablement le désert agro-industriel, militaire ou nucléaire.

La suite du dossier

France : Le sel de la terre accaparée

L’accaparement des terres est un nouveau visage du colonialisme

Politiques de terres volées


1 Le mouvement des enclosures fait référence à la fin de la gestion communautaire de certaines terres, pâturages et forêts en Angleterre, aux XVIe et XVIIe siècles. La mise en place d’un système de propriété privée, notamment via l’implantation de haies séparant les champs, démantela les droits d’usage et les communaux, entraînant de nombreuses révoltes paysannes.

2 Ancien ministre sous de Gaulle, il a été un grand artisan de la « modernisation » de l’agriculture, pour ensuite en devenir le fervent critique.

3 À ce sujet, voir le texte écrit par des occupant.e.s et des paysan.ne.s de la ZAD : Foncier – un état des lieux. www.acipa-ndl.fr.

4 Lettre de l’Andra du 26 février 2015 au Comité local d’information et de suivi (Clis) qui détaille la situation foncière de l’Agence sur la zone du projet.

5 30 millions d’euros par an garantis jusqu’à fin 2016 pour chacun des deux Groupements d’intérêts publics (GIP Meuse et GIP Haute-Marne), constitués « en vue de gérer des équipements de nature à favoriser et à faciliter l’installation et l’exploitation du laboratoire souterrain ou du centre de stockage ». Journal de l’Andra, édition Meuse / Haute-Marne, n°20, printemps 2015.

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1 commentaire
  • 1er septembre 2015, 11:50, par Ph. Pirandelin

    Bonjour,

    un complément d’informations sur Bure et le projet Cigeo : les 30 km2 que vous citez correspondent à l’implantation du projet à 500 m de profondeur et non en surface. En aucun cas, 30 km2 vont être "soustraits" à leurs usages actuels pour les besoins du projet. Les surfaces concernées en surface seraient de l’ordre de 300 à 450 hectares selon que le prennent en compte ou non les travaux accompagnant ce projet.