Bloup bloup
La marmite sous les directions syndicales
« Nos AG ne doivent pas être récupérées, ni par les partis ni par les syndicats » entend-on marteler lors des différentes assemblées de préparation de la journée de mobilisation du 10 septembre. Spontanément apparu sur divers réseaux sociaux, le mouvement « Bloquons tout » s’est rapidement gonflé d’anciennes communautés de Gilets jaunes et semble bien décidé à porter en lui, l’ADN des révoltes populaires de 2018. C’est que, depuis la défaite cuisante de la réforme des retraites, et la responsabilité avérée de l’intersyndicale dans le délitement de la mobilisation, la stratégie qui semble avoir le vent en poupe, c’est la bordélisation généralisée type Gilets jaunes. Et qu’importe si la sociologie des assemblées de cette rentrée, plus urbaine, s’en trouve finalement assez éloignée1. Surgissant hors des cadres institutionnalisés, le « 10 septembre » a terrorisé politiciens et journalistes, jusqu’à précipiter la démission du Premier ministre.
Mais rapidement, la question de la construction dans la durée – et donc de la coordination du mouvement – se pose. Poussées par leurs bases, les directions syndicales nationales entrent à reculons dans le mouvement. Après la journée du 18 septembre, l’intersyndicale2 semble tout faire pour donner le temps au gouvernement de se réorganiser, calmer les esprits et rétablir dare-dare le sacro-saint dialogue social. Malgré cette complaisance, les directions locales semblent disposées à suivre son rythme. Mais pour combien de temps ? Sous la chape de plomb bureaucratique, on est allé discuter avec les travailleurs de la région PACA, dont les revendications dépassent largement leurs conditions de travail : ils exigent la démission de Macron, le retour de leurs conquis sociaux et la chute de la Ve République.
C’est dès la fin de l’été que la confédération CGT avait commencé son travail de sape. Sa secrétaire générale Sophie Binet qualifiait alors le mouvement social de « nébuleux », les « modes d’action » de « flous » et avertissait du risque de « noyautage par l’extrême droite ». Mais vu l’engouement qu’il suscite, l’intersyndicale est finalement obligée de raccrocher les wagons et d’annoncer le 29 août la (contre-)journée du 18 septembre, dans un effet de mise en concurrence difficile à comprendre. Les revendications qui vont avec sont aussi creuses que minimalistes : « des mesures pour lutter contre la précarité » ou l’abandon du seul âge de 64 ans de départ à la retraite – et non de la réforme entière. Pas de quoi galvaniser les foules.
« Les “bureaucrates” ne prennent aucune initiative et font traîner toutes les décisions sous prétexte de chercher à être consensuels. »
Pourtant, à l’approche du 10 septembre, les assemblées Bloquons tout regorgent de travailleurs isolés qui cherchent à s’organiser, se mettre en grève et soutenir les piquets existants. Mais, malgré le succès explosif de cette journée en termes de participation, force est de constater que les 80 000 policiers déployés par Bruno Retailleau ont eu raison des blocages en quelques heures. Alors le soir, en assemblée, la question de la grève générale devient centrale. Et avec elle, la nécessité de s’organiser avec les syndicats. En effet, comme le résume un cinquantenaire de la CGT Vinci Autoroutes, « c’est plus facile de bloquer sa propre entreprise en faisant grève, que d’aller en bloquer une autre : ça demande moins de monde et c’est plus efficace ». Pour preuve : le 16 septembre, une poignée d’énergéticiens, emmenés par la Fédération CGT Mines et Énergie, décide de ne plus décharger les bateaux transporteurs de méthane au terminal de Fos-Cavaou, et prive illico toute la région (et au-delà) de ses principaux approvisionnements en gaz de ville.
Mais au-delà de la Fédération CGT Mines et Énergie, qui avait prévu son débrayage depuis trois mois, les autres secteurs peinent à se joindre au mouvement. Même à EDF Marseille, les bureaucraties syndicales locales n’ont rien fait pour mobiliser leurs troupes, raconte Bastien*, ingénieur : « Notre syndicat n’a fait aucune tournée de bureaux pour mobiliser les collègues, même pour le 18, et au lieu de nous convoquer en AG, il a proposé une visio ! Forcément, il y a eu peu d’échanges pour se motiver ». Même constat du côté de l’Éducation nationale (voir ci-contre). Surveillant dans un lycée marseillais, Alfredo* est allé soutenir les énergéticiens sur leur piquet de grève : « Il n’y a pas que des bureaucraties nationales dont il faut nous méfier. Dans nos établissements, les “bureaucrates” ne prennent aucune initiative et font traîner toutes les décisions sous prétexte de chercher à être consensuels. Ça n’est pas avec eux que nous devons chercher à nous organiser ».
Les mots d’ordre des travailleurs détonnent et vont bien au-delà de leurs conditions de travail
Et quand on va les chercher dans les cortèges de la manif du 18 septembre, les responsables syndicaux témoignent souvent de la même passivité. Y compris chez les téméraires dockers de Fos-sur-Mer, dont le secrétaire général Christophe Claret : « On attend de voir s’il y a des dates annoncées par la confédé [CGT] pour monter tous ensemble. On suivra la marche… »
Si cette docilité désespère sans tellement surprendre, en revanche, ce sont les mots d’ordre des travailleurs qui détonnent, et vont bien au-delà de leurs conditions de travail. « La température du secteur ? Une répulsion extraordinaire vis-à-vis du budget annoncé et de la casse des retraites ! », s’exclame le syndiqué de Vinci Autoroutes. Ou Christophe Claret, qui tout à coup se réveille : « Nos “revendications du secteur” ? C’est la politique nationale ! La casse de la sécu et du chômage ! » À Airbus, un autre analyse : « Les collègues disent spontanément que “derrière les politiques, il y a le patronat”. C’est une avancée dans les consciences, surtout quand on sait que la moitié vote RN. On n’entendait pas ça il y a cinq ans. »
Sur son piquet au port de Fos-Cavaou, Nicolas Davan, secrétaire général de la CGT Énergie Provence, résume : « Le combat qu’on mène ici, c’est le même que le 10 septembre : “Macron démission”, évidemment. Mais derrière, c’est aussi un microcosme d’ultrariches qui s’accapare à peu près tout, à commencer par les services publics. La Ve République est trop permissive pour les riches. Politiquement, il faut changer complètement la donne. »
« Ça va pas marcher avec des incantations ou de simples manifestations »
A contrario, le très précaire secteur du médico-social, peu investi de syndicats, montre à Montpellier et Marseille une soif d’organisation et de radicalité. Ici s’est monté le 18 septembre une AG du secteur entier qui, en moins d’une semaine, a formulé ses propres revendications. Elle a prévu un cortège commun, des blocages d’assos et une manif au siège du département.
Ce décalage entre colère politique et faible taux de grévistes, un responsable syndical de la CGT Carrefour Logistique l’explique par la précarité : « Aujourd’hui, les gens sont vraiment pris à la gorge et ne peuvent pas se permettre de perdre des journées de salaires. » Mais la difficulté à convaincre ses collègues se trouve aussi dans l’absence d’une stratégie claire et intransigeante de leurs directions syndicales, qui serait à même de donner confiance en l’efficacité et l’utilité de leur grève. « Ça va pas marcher avec des incantations ou de simples manifestations, poursuit Nicolas Davan. Il va falloir faire en sorte qu’il y ait une prise de conscience chez les gens, et les emmener sur des choses un peu plus efficaces, comme reprendre en main notre outil de travail. » Cette direction stratégique, l’intersyndicale prouve à nouveau qu’elle ne l’incarne pas ni n’en prend le chemin. Après le succès du 18 septembre, au lieu de maintenir la pression, elle laisse gracieusement quelques jours au Premier ministre pour répondre à ses revendications : « La balle est dans [son] camp », fait-elle mine de menacer dans son communiqué.
Pour que, précisément, la balle reste dans notre camp, certaines assemblées Bloquons tout veulent se proposer comme cadre autonome d’organisation interprofessionnelle. Mais les syndiqués les voient – à raison – comme des espaces « où tout le monde est déjà d’accord », quand pour eux, la priorité est d’aller convaincre les collègues de la nécessité de la grève.
Petit à petit, mouvement social après mouvement social, gagné ou perdu, on espère que cette conscience de classe progressera jusqu’à trouver le chemin de son auto-organisation. Quoi que devienne cette rentrée, elle reste une fenêtre dans laquelle nous engouffrer. Et que brûle le feu sous la marmite !
À lire aussi :
>>> Une kermesse comme quartier général
>>> Bloc parti
Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.
Nous, c’est CQFD, plusieurs fois élu « meilleur journal marseillais du Monde » par des jurys férocement impartiaux. Plus de vingt ans qu’on existe et qu’on aboie dans les kiosques en totale indépendance. Le hic, c’est qu’on fonctionne avec une économie de bouts de ficelle et que la situation financière des journaux pirates de notre genre est chaque jour plus difficile : la vente de journaux papier n’a pas exactement le vent en poupe… tout en n’ayant pas encore atteint le stade ô combien stylé du vintage. Bref, si vous souhaitez que ce journal puisse continuer à exister et que vous rêvez par la même occas’ de booster votre karma libertaire, on a besoin de vous : abonnez-vous, abonnez vos tatas et vos canaris, achetez nous en kiosque, diffusez-nous en manif, cafés, bibliothèque ou en librairie, faites notre pub sur la toile, partagez nos posts insta, répercutez-nous, faites nous des dons, achetez nos t-shirts, nos livres, ou simplement envoyez nous des bisous de soutien car la bise souffle, froide et pernicieuse.
Tout cela se passe ici : ABONNEMENT et ici : PAGE HELLO ASSO.
Merci mille fois pour votre soutien !
1 Voir « Le mouvement du 10 septembre “est structuré presque exclusivement autour de sympathisants de la gauche radicale” », Le Monde (31/08/2025).
2 UNSA, CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC, Solidaires, FSU.
Cet article a été publié dans
CQFD n°245 (octobre 2025)
Ce numéro d’octobre revient, dans un grand dossier spécial, sur le mouvement Bloquons tout et les différentes mobilisations du mois de septembre. Reportages dans les manifestations, sur les piquets de grève, et analyses des moyens d’actions. Le sociologue Nicolas Framont et l’homme politique Olivier Besancenot nous livrent également leur vision de la lutte. Hors dossier, on débunk le discours autour de la dette française, on rencontre les soignant•es en grève de la prison des Baumettes et une journaliste-chômeuse nous raconte les dernières inventions pétées de France Travail.
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°245 (octobre 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Mis en ligne le 04.10.2025
Dans CQFD n°245 (octobre 2025)
Derniers articles de Livia Stahl