Les vieux Dossiers d’Iffik Le Guen
La longue marche des Taiping

Au beau milieu du XIXe siècle, un vent de révolte souffle sur le sud de la Chine. Derrière Hong Xiuquan, autoproclamé frère cadet de Jésus-Christ, des milliers de paysans et d’ouvriers (en particulier ceux travaillant à l’extraction du minerai d’argent) prétendent renverser l’ordre impérial pour créer une société égalitaire. Regroupés au sein du « Royaume céleste de la Grande Paix » (Taiping Tianguo), ils veulent abolir l’esclavage et la polygamie, établir une stricte égalité entre hommes et femmes, passant notamment par la séparation des sexes à l’intérieur même des maisons. Également au programme des Taiping : mettre à bas la propriété foncière privée pour instaurer une réforme agraire en fonction du nombre d’individus par famille et mettre en commun nourriture ou vêtements dans des entrepôts publics pour les redistribuer à la population en fonction des besoins. Volontiers iconoclastes, les Taiping iront jusqu’à l’interdiction des pieds bandés pour la gent féminine, vieux stigmates de l’assignation des femmes aux seules tâches domestiques dans la bonne société chinoise. Hippies avant l’heure, ils se laissent pousser les cheveux manifestant ainsi leur défiance vis-à-vis des empereurs mandchous qui avait imposé la natte, sous peine de mort, depuis le XVIIe.
Les Taiping sont des millénaristes à la sauce aigre-douce. Obligeant les enfants à assister aux offices religieux tous les jours (une fois par semaine pour les adultes), ils opèrent un syncrétisme inédit entre tradition taoïste, certaines valeurs mises en avant par les sociétés secrètes et évangélisme protestant. À la première, ils empruntent l’idée même de « Grande Paix » promettant l’avènement d’un âge d’or de prospérité. Aux secondes, des rites d’initiation, un système de propriété communale et une fraternité élective. Au dernier, la révélation qu’il n’existe qu’un seul Dieu. Seulement, la lecture très personnelle que fera Hong Xiuquan des textes chrétiens conduit les missionnaires et les envoyés spéciaux britanniques comme étasuniens à le ranger promptement dans la case hérétique. Entre crises mystiques et exégèse de l’Ancien Testament, les dirigeants de la révolte concentrent les pouvoirs politiques, militaires et religieux, tour à tour roi, général et porte-parole de Dieu le Père ou de Jésus. Forts de leurs victoires contre les armées impériales, ils établissent leur capitale à Nankin et organisent un État à la hiérarchie strictement pyramidale. Vent debout contre le commerce de tabac et d’opium, ils dénoncent les « traités inégaux » que la France et la Grande-Bretagne ont imposés à la dynastie Qing.
Cependant, dès 1853, le mouvement commence à se déliter. Hong Xiuquan ne sort plus guère de son « Palais du Roi céleste » où il se consacre à ses multiples épouses et concubines en contravention avec les règles qu’il a lui-même édictées. La réalité du pouvoir est exercée par son premier ministre Yang Xiuging, « Seigneur des 9 000 ans », et quelques hauts dirigeants taiping qui vont durcir la répression – Xiao Chaogui, le « Roi de l’Ouest », fait exécuter ses propres parents parce qu’ils couchent dans le même lit – tout en affichant un luxe de plus ostentatoire. La base paysanne n’apprécie guère ces évolutions. En outre, les forces impériales, désormais soutenues par « l’Armée toujours victorieuse » encadrée, formée et équipée par les puissances occidentales, gagnent du terrain en envoyant au front des milices fournies par les grands propriétaires terriens particulièrement hostiles aux Taiping. Enfin, les principaux chefs de la révolte se livrent à d’âpres luttes intestines marquées par l’assassinat de la plupart d’entre eux. Ainsi, au propre comme au figuré, le mouvement se retrouve décapité.
À l’issue de cette guerre civile, dont le bilan est le plus meurtrier de l’histoire chinoise (et peut-être même de l’histoire mondiale) avec 25 millions de morts et 600 villes entièrement rasées, la société impériale est durablement bouleversée. L’ordre confucéen, dans lequel chacun est assigné à sa place sous le joug immuable des mandarins, souffrira gravement de la diffusion massive des idées égalitaires tirées du christianisme mais ne sera point abattu. Hong Xiuquan lui-même, recalé plusieurs fois au concours d’entrée dans la fonction mandarinale, est imprégné de cette culture et, aujourd’hui, le pouvoir chinois alimente son soft power en développant l’implantation d’instituts à la gloire de Confucius dans le monde entier. L’ordre dynastique, reposant sur le « mandat du Ciel » confié aux empereurs mandchous, sera de plus en plus contesté par de multiples révoltes. La plus connue, celle fomentée par la société secrète des « Poings de la justice et de la concorde » (« Boxers ») entre 1899 et 1901, fragilisera la Dynastie et favorisera l’émergence d’une république fondée par Sun Yat Sen en 1912. Quarante-sept ans plus tard, Mao endossera explicitement l’héritage des Taiping : « Avant l’émergence du communisme chinois, Hong Xiuquan fut le premier Chinois à se tourner vers l’Occident pour y chercher la vérité. »
À lire : Jacques Reclus, La révolte des Taiping, L’insomniaque, 2008.
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Cet article a été publié dans
CQFD n°139 (janvier 2016)
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Paru dans CQFD n°139 (janvier 2016)
Dans la rubrique Les vieux dossiers
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Mis en ligne le 13.08.2018
Dans CQFD n°139 (janvier 2016)
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