Brésil

La Coupe du monde n’aura pas lieu

Dès les préparatifs de la gabegie mundialistique, les Brésiliens ont saisi l’opportunité de ramener les décideurs à l’urgence des réalités sociales. Que les contestations s’invitent bruyamment lors de ce méga-événement capitaliste au pays du futebol roi, c’est un juste retour des choses. A l’heure où nous imprimons, l’annonce d’une grève générale apporte l’espoir que la rue gâche le coup d’envoi. A moins que l’hypnose du ballon rond n’endorme aussi les plus réfractaires à l’opération de diversion en cours. Fragments de lutte par notre correspondant sur place.
Par Thierry Guitard.

Jeudi 15 mai, ce matin là, devant l’Arena Corinthians, stade où doit bientôt s’ouvrir la Coupe du Monde, à São Paulo, il flotte dans l’air comme une forte odeur de soufre. L’énorme stade flambant neuf contraste avec les épaisses colonnes de fumée noire provenant des barricades de pneus enflammés entravant l’avenue. Les quelque 2 000 manifestants présents occupent depuis le début du mois un terrain situé aux abords du stade. Derrière le foulard qui protège son visage de la fumée, Fabio parle fort, comme s’il s’adressait à une foule : « Nous avons baptisé notre occupation Copa do Povo (« Coupe du Peuple ») car nous avons compris que cette coupe-là », il pointe alors son doigt en direction du stade, « cette coupe qui dépense des milliards tirés des coffres publiques pour enrichir les entreprises et les amis du maire, sans rien apporter au peuple, qui ne pourra même pas se payer un billet pour assister aux matchs, cette coupe-là n’est pas la nôtre. Mais de son côté, le peuple prépare sa réponse.  » Au même moment, une dizaine de manifestations différentes bloquent les principales artères de la ville. Dans le centre-ville, une foule hétéroclite se rassemble peu à peu sur la place Dos Ciclistas. Bia, jeune enseignante d’un lycée actuellement en grève, raconte : « Ce n’est qu’un aperçu d’un mouvement social beaucoup plus large et très diversifié.  » La foule grossit rapidement, jusqu’à occuper la totalité de la place. L’avenue en face est peu à peu investie et la circulation est interrompue. On y déploie une large banderole, sous un concert de klaxons : « La Coupe n’aura pas lieu. »

Si la Coupe du monde est devenue la première cible de la contestation, c’est parce qu’elle a grandement contribué à accentuer les difficultés vécues par la population. L’événement a été utilisé au cours de ces dernières années comme cheval de Troie pour accélérer la mise au pas de la société suivant les exigences des marchés. Tandis que la manifestation se met en route, Bia explique : « La Coupe du monde est ce point précis à partir duquel un tas de problèmes deviennent visibles. Ici cela a commencé avec la restructuration et la gentrification du centre, la prolifération des caméras, les expulsions en série… La Coupe du monde n’a fait que révéler l’inégalité et la violence d’un pays qui gaspille des millions pour organiser un méga-événement tout en traitant la population comme du bétail.  » En outre, l’organisation de l’événement sportif est devenu le prétexte à toute sorte de plans de rénovation urbaine qui défigurent la ville au gré des investissements. Tout ce qui n’a pu être récupéré et transformé au profit de quelques gentils investisseurs est voué à la destruction pure et simple. Ainsi, les vendeurs ambulants, les quartiers populaires, les occupations et marches de résistance urbaine ont été les premiers dans le collimateur de la machine de guerre pré-Coupe. Depuis que le Brésil a été choisi comme l’hôte du méga-événement sportif, plus de 170 000 personnes ont été expulsées1. S’ajoute à cela une féroce répression policière censée contenir et prévenir toute forme de contestation. En vue de la Coupe, c’est une véritable guerre interurbaine qui se joue pour investir dans tel quartier ou militariser tel autre considéré « à risque », car échappant au contrôle de l’état2.

Le scénario semblait pourtant bien ficelé, mais tout ne s’est pas passé exactement comme prévu. Contrairement à la « pacification » rêvée – terme désormais utilisé pour désigner les sanglantes opérations policières dans les favelas, sous couvert de lutte contre le trafic de drogues – la pression croissante a au contraire réveillé un sentiment généralisé de révolte. Ce n’est pas par hasard si cette colère a d’abord explosé l’année dernière, en juin 2013, en pleine Coupe des Confédérations, volant d’ailleurs la vedette de l’événement dans les médias internationaux. C’est comme si une fracture s’était alors ouverte dans l’histoire du pays et qui n’a cessé de se creuser depuis. Bia, la jeune prof, se souvient : « Le mouvement a ouvert les portes pour de nouvelles formes d’organisations populaires. Cette ébullition sociale a créé une situation nouvelle. On découvre de nouveaux terrains de lutte et on expérimente d’autres façons de s’organiser en dehors des partis et des vieilles structures politiques. Par exemple, certains coins de la banlieue de São Paulo ont vu naître des dizaines d’occupations spontanées de terrains en l’espace de quelques semaines. Je pourrais aussi te citer les assemblées de rues qui ont proliféré un peu partout, ou encore la grève historique des éboueurs de Rio, en plein carnaval, qui a rompu avec la direction syndicale pour chercher ses propres modes d’organisation… » Elle s’interrompt. Quelques policiers tentent d’intervenir pour essayer de contrôler quelqu’un dans le cortège des manifestants, ils sont repoussés. Altercation et mouvement de foule.

Bia reprend : «  Le gouvernement parie sur un essoufflement du mouvement qui n’arrive pas. Ils veulent faire croire qu’à l’approche de la Coupe, l’euphorie du foot s’emparera de toute la société et que les problèmes disparaîtront comme par magie. Mais ce genre de méga-événements ne mobilise plus les masses, ce sont devenus de gigantesques opérations financières. C’est un divertissement pour celui qui peut payer, mais les pauvres ne peuvent même pas approcher du stade. Le gouvernement a récemment fait voter une loi d’exception, la loi générale de la Coupe. C’est une loi qui, par exemple, interdit à quinconque de circuler aux abords du stade, interdit les manifestations les jours de matchs, ou encore permet de juger les personnes arrêtées en tant que terroristes. »

À la tombée de la nuit, la Police militaire charge pour disperser la foule sous une pluie de bombes lacrymogènes. La manif se répartit en plusieurs groupes dans les rues du centre-ville. Pierres jetées à bout de bras contre tirs de Flash-ball. Des braseros improvisés forment des barricades aux travers des rues. Une cabine de la police vole en éclat, ainsi que plusieurs banques et la succursale d’un concessionnaire automobile d’une firme sud-coréenne, marque sponsor de la Coupe du monde. Vingt-sept personnes sont finalement arrêtées.

Ce jeudi, des manifestations ont lieu dans toutes les grandes villes du pays. à Brasilia, des centaines de mal-logés occupent le siège de l’entreprise propriétaire du stade Mané Garrincha, également hôte de la Coupe du monde. À Recife, des centaines de supermarchés et magasins sont pillés après que la Police militaire s’est fort opportunément mise en grève. Le gouverneur de l’État a fini par faire appel à l’armée pour sécuriser les rues, et deux matchs du Championnat brésilien prévus pour le week-end d’après ont été annulés. Dans les jours suivants, à Belém puis à Brasilia, la cérémonie au cours de laquelle le fameux trophée de la Coupe est présenté officiellement au public est interrompue en urgence après avoir été assaillie par des manifestants. À la fin du mois de mai, la grève des transports, qui avait commencée à Rio de Janeiro, s’étend à presque toutes les grandes villes et aux autres secteurs : enseignants, fonctionnaires, employés des hôpitaux, etc.

« Beaucoup d’entre nous pensaient que l’expression “Não vai ter copa” (“La coupe n’aura pas lieu”) n’était prise au sérieux que par une minorité de radicaux, mais la situation actuelle tend à prouver le contraire », conclut Bia. Cette phrase revêt également une force symbolique. Une page s’est tournée pour toute une génération qui a grandi avec la vision mythique de la Coupe du monde célébrant l’union des classes et des peuples autour d’un même sentiment. Elle a eu exactement l’effet contraire. En ravivant les plaies, elle a jeté la lumière sur la violence sociale qui divise le pays. Ce sommet de la dépolitisation, rêvée par le gouvernement et la Fifa, n’existe plus, malgré les appels au calme d’un Platini. Ce soir-là, dans les rues du centre de São Paulo, entre les vitres brisées et les restes de barricades, seules les affiches multicolores de Coca-Cola veulent encore nous faire croire à la magie du Mundial.


1 Selon une étude réalisée par l’ANCOP (Articulation nationale des comités populaires de la Coupe du monde). Pour plus d’informations, par ici.

2 Pour en savoir plus sur les opérations de « pacification » dans les favelas de Rio, consulter l’article d’Eduardo Tomazine Teixeira : « La pacification des favelas de Rio de Janeiro : une “contre-insurrection préventive” ? ».

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Paru dans CQFD n°123 (juin 2014)
Dans la rubrique Le dossier

Par Ravi Tala
Illustré par Thierry Guitard

Mis en ligne le 14.06.2014