On peut plus rien dire (contre Israël)
François Burgat : un procès politique
Ambiance tendue devant le palais de justice d’Aix-en-Provence. « Stop ! Personne ne rentre : trouble à l’ordre public ! » Dix flics, dépêchés là exprès pour la tenue du procès de François Burgat, accusé d’« apologie d’actes de terrorisme », font barrage devant les portes. Face à eux, le « trouble » : 20 pélots venus assister au procès, dont trois, au loin, qui peinent à tenir à bout de bras une banderole contre l’islamophobie. « On va à toutes les audiences pour apologie du terrorisme, pour le soutien, mais aussi parce que c’est utilisé pour tout et n’importe quoi aujourd’hui », nous confient trois meufs en foulard, passablement blasées. Et les procès ne manquent pas, surtout depuis les attentats de Charlie hebdo. Mais après le 7 octobre, l’État a lâché carrément la bride, et chargé ses opposants politiques : convocations au poste pour Mathilde Panot et Rima Hassan de la France insoumise (et procès à venir pour cette dernière), un an de prison avec sursis pour le secrétaire général de la CGT du Nord Jean-Paul Delescaut… Et le 18 juin prochain, deux militants de Révolution permanente, dont Anasse Kazib, devront expliquer en quoi un tweet qui dénonce le soutien occidental à Israël, c’est pas du frérisme mais le B.A.-BA de l’humanité.
« Il ne suffit pas de condamner les poseurs de bombes. Il faut déconstruire la machine qui les fabrique »
Le cas de Burgat est pourtant emblématique. Ici, l’État ne s’en prend pas à un simple militant : il épure ses troupes. Aujourd’hui à la retraite, l’ancien directeur de recherche au CNRS reste un islamologue reconnu, y compris par le pouvoir : en 2018, il lui propose même la Légion d’honneur ! Mais voilà : Burgat s’avère un peu trop pro-Palestine à son goût. Au premier rang, coincés entre des journalistes du Point, du Monde et de La Provence, on regarde attentivement se mettre en place les éléments d’un procès politique.
François Burgat est une pointure. Estimé par ses pairs pour son important travail de terrain, il l’est aussi dans les courants décoloniaux : régulièrement, il pointe la responsabilité de l’impérialisme occidental dans la radicalisation de courants islamiques. Du reste, c’est pas tout à fait un camarade. En 2017, il va jusqu’à crier au complot lorsque trois plaintes pour viol accusent son ami Tariq Ramadan. En chair et en os, il a la tête de son CV : un prof de fac hautain qui n’a plus rien à prouver à personne. À grandes enjambées, il arrive à la barre comme s’il entrait dans sa salle de classe, et toise la présidente : « C’est bien la première fois que j’assiste à une audience en tant qu’accusé ! D’habitude, c’est en tant qu’expert… » Puis, sans répondre à aucune de ses questions, il se lance dans un interminable cours magistral : « Il ne suffit pas de condamner les poseurs de bombes. Il faut déconstruire la machine qui les fabrique. C’est un tout petit peu plus complexe voyez-vous. Et c’est mon travail de chercheur. » Dans la salle, une jubilation palpable s’installe tandis que des keffiehs apparaissent, mêlés de robes de magistrats venus assister au spectacle.
« Je n’ai fait qu’historiciser les attaques du 7-Octobre pour les situer dans la trajectoire du conflit israélo-arabe, sans quoi on ne peut pas les comprendre »
La présidente le coupe et rappelle les faits. Trois tweets. Le premier relaie un communiqué du Hamas qui conteste les crimes sexuels dont l’accuse le New York Times après le 7-Octobre 2023. Dans le deuxième, Burgat affirme qu’il a « infiniment plus de respect et de considération pour les dirigeants du Hamas que pour ceux de l’État d’Israël », et cite un extrait de son ouvrage Comprendre l’islam politique (La Découverte, 2016). Le troisième tweet a été publié un an plus tard, lors de la condamnation pour « association de malfaiteurs » de Brahim Chnina et d’Abdelhakim Sefrioui dans l’affaire Samuel Paty, alors qu’ils ne se connaissaient pas. Provoc’, Burgat balance que si c’est ainsi, « nous sommes tous des “terroristes” ». Pour le parquet et les trois parties civiles, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), Avocats sans frontières (ASF France) et l’Organisation juive européenne (OJE), l’infraction tombe sous le sens. Ils apostrophent la présidente, goguenards : « Vous avez là un boulevard pour condamner ! »
Pendant quatre heures d’interrogatoire, les avocats de la défense cherchent à faire dire à Burgat qu’il est un fervent soutien du Hamas : tant de ses dirigeants, qui d’ailleurs l’appellent « frère »1, que de sa branche militaire coupable des attaques. Burgat n’entre pas dans leur jeu, et parle de ce qu’il sait : « la violence “islamique” ne vient pas de l’islam »2, elle est une réaction à l’oppression de l’Occident sur les populations arabes et musulmanes, en France comme à Gaza. Taquin, il rappelle : « Charles de Gaulle en 1967 disait lui-même à propos de l’État d’Israël qu’en occupant des territoires, il devait opprimer, réprimer, expulser. Qu’il y ferait naître une résistance, qu’il devrait alors qualifier de “terroriste”. Je n’ai pas dit autre chose que cela. Je n’ai fait qu’historiciser les attaques du 7-Octobre pour les situer dans la trajectoire du conflit israélo-arabe, sans quoi on ne peut pas les comprendre, et si on ne peut pas comprendre, on ne peut pas réagir efficacement contre ces mécanismes qui font ensuite les poseurs de bombes. »
Elle accuse l’universitaire de ne pas prendre la mesure de son statut, capable d’« influencer des esprits plus faibles, moins bien construits »
Murmures approbateurs dans la salle. L’avocate de l’OJE décide de s’en servir. Elle rappelle pêle-mêle Charlie hebdo, l’Hyper cacher, Mohamed Merah, qui a notamment tué sa petite cousine. Elle s’alarme d’un antisémitisme galopant, qui encourage certains à « venger le sang des enfants palestiniens ». Elle accuse l’universitaire de ne pas prendre la mesure de son statut, capable d’« influencer des esprits plus faibles, moins bien construits ». Elle se tourne vers le public, dont elle déplore la prétendue jeunesse. Elle en est sûre : personne, ici, n’a réellement lu les livres de Burgat, mais tous ont entendu sa rhétorique aujourd’hui : « C’est cela, madame la présidente, planter des graines dans les esprits ! » Un frisson de haine parcourt l’assistance.
Instrumentalisation de l’antisémitisme, déni colonial et mépris de classe, cette audience nous laisse un goût amer. Un mois plus tard pourtant, surprise : François Burgat est relaxé. Une victoire dont il ne faudrait pas se réjouir trop vite. Deux jours après le délibéré, l’imam de la mosquée des Bleuets à Marseille, Smaïn Bendjilali, est condamné « parce qu’[il] a retweeté en tant qu’imam », un statut qui lui octroierait une influence particulière. Six mois de prison avec sursis, cinq ans de privation des droits civiques et 2 000 euros d’amende. « Aujourd’hui, soutenir la cause palestinienne ça veut dire soutenir le Hamas et être antisémite », regrette-t-il auprès de Révolution permanente. Une répression qui touche quelques figures médiatiques, mais aussi des centaines d’anonymes tous les ans (voir encadré). Ce même mois, l’Assemblée nationale adopte une proposition de loi « relative à la lutte contre l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur », histoire de fournir une base légale aux dizaines d’interdictions de conférence sur la Palestine qui s’accumulent depuis trois ans. Et le collectif Urgence Palestine est toujours en instance de dissolution. Burgat, quant à lui, vit sa meilleure vie. Depuis la relaxe, il tweete sans complexe, dont l’article du Gorafi qui titre « Par sécurité, Bruno Retailleau propose d’arrêter tous les musulmans qui ont des frères ». Si on ne peut plus rien dire, peut-être peut-on encore rire ?
Une infraction bien pratique
L’« apologie d’actes de terrorisme », comme l’incitation à la haine, l’injure ou la diffamation, est créée en 1992 pour limiter la liberté d’expression, très protégée en droit. Elle est donc difficilement mobilisable. Mais la loi antiterroriste du 13 novembre 2014 la déplace dans le Code pénal pour la catégoriser comme « acte de terrorisme » à part entière. Aujourd’hui, le droit français considère donc qu’une simple opinion « est susceptible de troubler l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Pour avoir pris position publiquement, on peut donc aller en prison. L’apologie du terrorisme is the new procédure-bâillons. Mais cette consécration pénale permet aussi de faire sauter les garde-fous qui encadraient son utilisation. Entre 1994 et l’adoption de la loi en 2014, on dénombrait 14 condamnations, tandis que pour la seule année 2015, marquée par Charlie hebdo, on en compte 332. Fulgurant.
1 Voir « Bernard Rougier : “Islamistes et indigénistes conçoivent le musulman comme une victime” », L’Express (21/01/2021).
2 « François Burgat : “La violence dite islamique ne vient pas de l’islam” », Mediapart (01/11/2016).
Cet article a été publié dans
CQFD n°242 (juin 2025)
Dans le dossier du mois, on se demande comment faire face à la désinformation et surtout face à la prolifération des imaginaires complotistes, on en a discuté avec des artistes-militant•es qui luttent au quotidien contre le conspirationnisme. Hors dossier, on a rencontré Frédérique Muliava, une militante Kanak déportée jusqu’en France métropolitaine pour être jugée suite aux mouvements indépendantistes de mai 2024, on plonge avec Joris, jeune au RSA, dans les galères de France Travail, et on attrape la Darmanite aiguë à cause de ce ministre de la Justice tout pourrit qui veut reformer les prisons ambiance serrage de vis (ou d’écrou).
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Paru dans CQFD n°242 (juin 2025)
Par
Illustré par Alex Less
Mis en ligne le 07.06.2025
Dans CQFD n°242 (juin 2025)
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