Et les gens s’organisèrent tout seuls

Agoraphilie madrilène

À Madrid, sous les bâches installées à la hâte le 17 mai, le campement de la Puerta del Sol n’a cessé de grandir. Le correspondant de CQFD s’est plongé dans ce village aux airs de marché arabe, fait de tentes, de repas en commun, d’enthousiasme et de débats.
par Abel Echeverría

Six jours après sa naissance, le campamento Sol est hanté par une question stratégique : quel sera le succès des premières assemblées populaires du lendemain dans les quartiers de Madrid ? On y a travaillé toute la semaine, indifférents aux résultats des scrutins municipaux et régionaux du 22 et à la soporifique comptabilité des pourcentages de vote, des élus et des accords post-électoraux qui occupent les médias.

Le cœur de l’Acampada est la statue équestre du roi Carlos III, dont le piédestal est entouré d’un grillage de près de deux mètres de haut. On en a fait sauter le cadenas pour placer à l’intérieur le matériel le plus sensible : sono, groupe électrogène et équipement informatique. À l’entrée de ce saint des saints, la tente de la commission communication abrite gratte-papiers, correcteurs, traducteurs, informaticiens et une équipe s’occupant du secrétariat. La connexion Internet sans fil est mise à disposition par des riverains et amplifiée par les hackers. Ce vendredi 27 mai au matin, la nouvelle tombe : « La police charge contre l’acampada de la Plaça Catalunya ! » En une heure, on met en place une connexion, retransmise par la sono, et quand les gens reprennent la place à Barcelone, on l’apprend en direct.

L’activité est partout fébrile et si on veut participer, plutôt que laisser sagement ses coordonnées, mieux vaut se pointer avec son outil de travail, comme Rafa le cuistot et sa grosse casserole ou Carmen et son portable. Sans préavis. En cinq minutes, on peut être sur le métier, à traduire, rédiger, taper un compte-rendu ou guider les nouveaux arrivants dans ce dédale pas encore topographié. L’agglomération sauvage compte déjà trois cuisines, trois infirmeries, une bibliothèque. On ne connaît pas toujours le nom des personnes qu’on côtoie, mais on s’en fout, on apporte sa pierre à l’édifice. « Un gars propose d’imprimer 1 500 copies gratis. Qu’est-ce qu’on a à photocopier ? »

C’est ça, la vie du campement : de l’huile de coude, de l’aide affluant de toutes parts et des assemblées ouvertes. Les assemblées générales réunissent quotidiennement plusieurs milliers de personnes dans le grand espace près du dôme vitré de la station de métro, recouvert d’affiches. Les autres réunions, celles des groupes de travail, investissent les places et les rues alentour, dans l’après-midi et le soir, sous le nez des touristes qui dînent de bonne heure en terrasse.

La nuit, tout est plus calme, à part quelques réunions techniques. C’est là qu’on peut mettre un nom sur les visages et qu’on papote. « Cette putain de société t’isole et te fait croire que tes voisins sont des ennemis. Mais tu arrives ici, tout le monde est venu spontanément faire connaissance, parler et changer les choses directement, en les faisant autrement, et tu ne peux que rester », résume Marcos, qui vient après le boulot pour donner un coup de main à la cuisine.

India, qui travaille dans une radio locale et participe à la dynamisation des assemblées : « J’en rêve la nuit ! Ce qui t’accroche et te fait revenir, c’est que tu te croyais seule à penser un certain nombre de choses et ici tu te rends compte qu’on est nombreux et qu’on peut construire des choses ensemble. C’est ça le plus grand changement, voir les gens s’écouter, apprendre et constater que toute cette crispation que les politiciens et les médias nous vendent disparaît dès qu’on se parle face à face. »

Dimanche 29, à midi, une vaste assemblée sous le soleil tire le bilan des réunions de quartier du samedi. On peine à le croire, mais environ 20 000 personnes y auraient participé, et elles sont tombées d’accord pour convoquer des assemblées régulières – une fois par semaine – dans quatre-vingts quartiers. Une fille venue de France parle de 15 000 personnes occupant la place de la Bastille à Paris. Ovation. Mais ce soir, l’assemblée décidera de la poursuite du campement et il faudrait confirmer ce chiffre, histoire de ne pas se laisser emporter par l’illusion d’une contagion instantanée de la spanish revolution. On regarde une carte de Paris sur Internet : « C’est un très mauvais choix cette place, ils sont excentrés, et pour être plus nombreux, ils devraient couper la circulation. » En comparant les infos, on arrive à la conclusion qu’il ne peut pas y avoir là-bas plus de 5 000 personnes. Pendant l’AG du soir, on apprendra en direct qu’ils se font expulser. Cette assemblée est longue et éprouvante. Occuper les espaces publics pour débattre est clairement établi comme un principe inaliénable. On attend beaucoup des assemblées de quartier pour ne plus dépendre de l’occupation de la Puerta del Sol, qui ne durera pas indéfiniment. Ils sont rares ceux qui croient que cela puisse grandir dans le seul monde virtuel. « Je suis webmaster depuis 14 ans et je ne pense pas que le Web soit l’endroit où l’on fera avancer le mouvement. Ça exclurait beaucoup trop de monde. J’ai besoin de regarder dans les yeux, de cette agora physique, de débat et d’apprentissage constant. Je veux écouter, je ne veux plus lire un écran. Le mouvement dans le Web me condamnerait au même autisme que je vis tous les jours », écrit une fille dans une des listes de courriel où s’exprime aussi toute cette effervescence.

Dès ce dimanche 27, on a préparé une réunion de délégués venus de cinquante-trois places espagnoles également occupées. Elle aura lieu les 4 et 5 juin, en même temps que la deuxième édition des assemblées de quartiers. Parallèlement, le campement de Sol réduira volontairement sa voilure pour mieux aller de l’avant. « Il paraît qu’il y a des problèmes, des tensions, dans ce campement. » « Les mêmes qui existaient partout ailleurs avant notre arrivée, monsieur. Mais là, on s’en occupe. » Penser et marcher ensemble est déjà une solution.

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