Projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes

Une zone à défendre

Évoquée du bout des lèvres par les journaux télévisés, la résistance au projet d’aéroport sur les terres agricoles de Notre-Dame-des-Landes, en Loire-Atlantique, n’est pas prête d’être effacée malgré les assauts policiers. En témoignent les colonnes de tracteurs paralysant Nantes il y a quelques mois, l’inventivité des occupants réfractaires et leur pugnacité face aux actuelles manœuvres militaro-policières prétendant imposer la loi de Vinci. La parole est aux résistants.

Cela fait quarante ans que le paysage entourant le village de Notre-Dame-des-Landes, à une vingtaine de kilomètres au nord de Nantes, résiste aux injonctions de l’agriculture intensive et aux coups de boutoir de l’aménagement du territoire. Mais loin d’être un oubli, ce paisible abandon va enfanter un monstre : l’État et les décideurs locaux visent en fait, et ce depuis plusieurs décennies, l’écrasement de cette vaste zone humide sous une dalle de béton destinée à recevoir l’aéroport du Grand Ouest1 et les infrastructures urbaines et routières afférentes.

Raison officielle de ce mégaprojet ? Au début des années 1970, il était acquis pour les décideurs de la Région que les installations aéroportuaires de Nantes seraient saturées dès les années 1984-1985. Le démenti d’une telle perspective – en 2012, elles tournent autour des deux tiers de leur capacité maximum – contraint alors les technocrates à présenter l’habituel et bienveillant argument de la sécurité, lié au survol de zones urbanisées. Aujourd’hui, malgré le dur labeur mené par les communicants du porteur actuel du projet, la société Vinci Airport, il vient à l’esprit des gens du coin une intuition qu’expose l’un d’entre eux : « Cette multinationale s’investit depuis peu dans les activités aéroportuaires. Il lui faut un prototype, une espèce de show-room d’apparence écologique pour présenter et vendre ses produits. Tout laisse à penser que les 800 millions d’euros que devrait coûter cet ensemble font partie du budget publicitaire de cette entreprise, puisqu’il est évident que ça ne va rien leur rapporter directement. D’autant qu’il s’agit d’un partenariat public – privé pour le moins suspect… »2 La définition de la zone d’aménagement différée (Zad) décrétée en 1974 signifiait qu’aucun permis de construire n’était plus accordé pendant sept ans. Cette décision a été renouvelée en 1981. Entre cette dernière année et 2005, le projet semblait être passé aux oubliettes. Haies bocagères, chemins, routes étroites, petites surfaces cultivées, végétation et faune n’auront pas eu à subir les effets dévastateurs des remembrements et de l’urbanisation sur les deux mille hectares concernés par la Zad.

Dès le début des années 1970, à l’annonce du projet, des agriculteurs se regroupent dans une association. Au rythme erratique des décisions puis des mises en sommeil des projets de l’État et des industriels, cette première opposition va s’étioler pour réapparaitre avec la résurrection du projet au milieu des années 2000, prenant le nom d’Association citoyenne intercommunale des populations concernées. « En août 2009, explique Caroline, l’Acipa a organisé une semaine de résistance avec des projections, des débats et des concerts. Un “camp climat” composé d’un réseau de réfractaires aux projets industriels s’est réuni à cette occasion. Des opposants locaux ont alors appelé à l’occupation de la zone. On a commencé alors à ouvrir des lieux, à occuper des maisons désertées, à s’installer dans les bois, à construire des cabanes. Et l’acronyme Zad est alors devenu la Zone à défendre. » Kevin, installé depuis trois ans, poursuit : « C’est une très grande surface de friches et de terres cultivables. Certains font des jardins collectifs pour les légumes et les oignons, par exemple. D’autres sont plus individuels. Une ferme maraichère produit de grosses quantités. Un boulanger fournit à prix libre du pain deux fois par semaine. Un éleveur fabrique des fromages de chèvre. Certains ont mis des années à construire des habitations. Les maisons abandonnées ont été réaménagées. Des ateliers sont consacrés au bricolage des voitures et à la réparation des vélos. On a construit un théâtre. Il y a des bibliothèques et aussi un journal qui diffuse des informations sur les activités des trente-cinq lieux de la Zad. On a fait des concerts. Les bagnoles servent pour la récupération de matériaux et de mauvaises bouffes sur les supermarchés. Cette dernière est distribuée et laissée dans un lieu qui s’appelle La Planchette, afin que tout le monde puisse se servir. » Caroline reprend : « On peut pas dire qu’il y ait un “nous” sur la Zad. C’est vrai : on est tous antiproductivistes, anticapitalistes, anti-autoritaires, et notre envie commune est de vivre autrement, mais les manières de faire sont différentes selon chacun. Il y en a qui vivent dans des cabanes installées à vingt mètres de haut. D’autres sont dans des maisons et disposent d’un très relatif confort dont tout le monde peut se servir. Chaque lieu a sa personnalité et sa couleur avec son propre collectif. Mais bon… En fait, aujourd’hui on peut parler de tout cela au passé, depuis que l’offensive des flics a commencé le 16 octobre… »

Le 15 octobre, deux hélicoptères tournent d’une manière plus pressante qu’à l’habitude, et chacun perçoit qu’une armada bleue va déferler dans les heures à venir, fait confirmé par des informations ayant fuité depuis les autorités. À l’aube, mille cinq cents robocops se déploient depuis les principales routes goudronnées. « On a récupéré les matériaux qui nous intéressaient et on a tranquillement déménagé avant l’arrivée des flics », raconte un des habitants du Bellish, dont les installations seront retrouvées brûlées après le passage des forces de l’ordre. À partir de cette date, les saccages et violences menées par les CRS et gendarmes mobiles vont se multiplier. Sur le lieu appelé le Sabot, le jardin maraîcher est arrosé de grenades lacrymogènes. La résidante ramassera des centaines de ces projectiles.

Tactique récurrente, les policiers s’approchent des installations afin de laisser le temps aux employés de la DDE de charger les matériaux. Lorsqu’une maison est détruite, les gravats sont surveillés jour et nuit par des robocops afin d’être sûr qu’ils ne soient pas réemployés. Dans la forêt de Rohan, où nombre de personnes ont installé des cabanes dans les arbres, ce sont avec des tractopelles équipés de godet et de bras télescopique que les CRS et des gendarmes du Groupe de recherche et d’intervention en milieu périlleux cherchent à déloger les occupants. Ils cognent les arbres avec leurs engins, se font hisser dans les branches, pendant qu’un hélicoptère tournoie à basse altitude. Lors d’un de ces assauts, un CRS a chuté d’une hauteur de sept mètres et s’est gravement blessé. Les occupants sont violemment interpellés : pression dans les orbites et sur les artères, torsion des membres. Plusieurs d’entre eux se déplacent depuis avec des béquilles. À chaque intervention, militaires et policiers saturent l’air de lacrymogène, que le vent ramène souvent vers eux. C’est le plus souvent dans la nuit, à l’abri des caméras, que se déchaînent les plus zélés fonctionnaires. Tirs tendus de flashball, jets de grenades de désencerclement projetant des dizaines de fragments. Dans la frénésie, un flic fait exploser au milieu de sa troupe un de ces projectiles, qui blesse trois de ses complices.

Selon certaines estimations, l’opération coûte plus de 500 000 euros par semaine. « Les chefs de la police avaient dit à leurs hommes qu’ils allaient avoir affaire à des gens cagoulés équipés de cocktails Molotov. Si beaucoup d’entre-nous se masquent le visage, c’est pour ne pas avoir de problèmes judiciaires. En fait de guerriers aguerris, pour beaucoup de monde, c’était la première fois qu’ils se retrouvaient sur une barricade et avec comme but principal celui de protéger les lieux », explique Lau. Armes majeures dans les mains des résistants : des œufs, des sacs de peinture et de la boue, qui vont décorer de nombreux policiers. Sur la route départementale 81, entre Vigneux et le bourg de Notre-Dame-des-Landes, occupants et locaux creusent une profonde tranchée et dressent une barricade. « Ça fait du bien de détruire la route des flics à coups de pioche », reconnaît Louise, une habitante, pendant qu’un autre barricadier s’amuse : « Les flics ont peur des champs et du bocage. » Sur la Zad, quelques connaisseurs ont monté radio Klaxon, détournant la fréquence 107.7 appartenant à Vinci, qui diffuse sans cesse des informations sur les déplacements de l’armada policière, la position des barrages, le nombre des forces en présence, les besoins de chacun. « Une physionomiste travaillant pour la gendarmerie, et dont le boulot consiste à mémoriser les visages, circulait dans sa bagnole sur la Zad, raconte, hilare, un Zadiste. Des gens ont appelé la radio et en quelques instants, ces déplacements ont été connus de tous, qui à leur tour nourrissaient l’info, jusqu’au moment où le gars de la radio a annoncé que sa bagnole avait été repeinte en rose après une embuscade colorée. » « Pendant plusieurs nuits, des cohortes de flics marchant au pas poussaient des cris en tapant sur leurs boucliers. D’autres fois, ils scandent des chants de légionnaires », rapporte un autre occupant. Mais, en faction pendant des heures dans les sous-bois, les chemins ou autour de tas de gravats, des policiers craquent. L’un d’entre eux s’est même effondré, en larmes. On entend dire que des gendarmes de la brigade de Blain ont demandé leur mutation. D’autres robocops disent ne pas être d’accord avec le boulot qu’on leur fait faire, tout en bégayant que « c’est leur métier ».

« Les stratèges de l’opération César – nom donné à cette déferlante policière sur la Zad – avaient choisi d’attaquer d’abord les squatters plutôt que de s’en prendre aussi aux locaux, histoire de diviser, comme d’habitude. Mal leur en a pris », rigole Caroline. Au premier jour de l’invasion policière, l’Acipa, qui avait jusqu’alors pour slogan « Vinci dégage ! », y a ajouté « Résistance et Sabotage ! ». « Les relations avec les locaux n’ont pas toujours été simples, dit Kevin. Les squatters étaient évidemment vus comme des drogués et des feignants. Ils étaient accusés de détruire les enclos barbelés, etc. » Mais la solidarité et la bienveillance qui régnaient entre les Zadistes se sont d’un coup élargies à de nombreuses personnes de la zone, ainsi qu’à d’autres régions et pays éloignés. Contrairement à ce qu’escomptait l’offensive militaire des promoteurs de l’aéroport, la prise de parti en faveur des opposants se développe. « Sur le site http://zad.nadir.org, ce sont plus de 100 000 visites quotidiennes qui sont relevées », comptabilise Camille. Sur une barricade, un membre de l’Acipa, connu jusqu’alors pour sa grande pondération, entasse branches et matériaux. Un couple de paysans raconte : « On a été bloqués par les gendarmes. On leur a dit que nous allions apporter du riz et des pâtes aux insurgés. On a dû faire un détour pour passer les barrages. » Des appels téléphoniques signalent les convois policiers montant vers le nord depuis Bordeaux, Angers ou Poitiers. L’Acipa a ouvert son local de la Vache Rît aux occupants. Des habitants des maisons non expulsables avant la fin de procédures en cours, qui manifestaient jusqu’alors une grande défiance à l’égard des squatters, leur ouvrent les portes. Dans plusieurs villes des collectifs de soutien se forment. Des locaux du Parti socialiste ont été décorés de quelques slogans rageurs à la Rochelle, Paris, Bordeaux… Des opposants à Vinci ont été gazés et frappés à Nîmes. « Ça donne une force incroyable. On n’imaginait pas réussir à résister si longtemps et voir une solidarité aussi forte… Il y a quelques jours, on a fêté la centième barricade », relate Camille, qui poursuit : « On reçoit de partout des vêtements, des matelas, des couvertures, de la nourriture, de l’argent… » Mais Caroline précise, sans amertume : « Depuis toutes ces années, il y avait beaucoup de monde – des organisations politiques, l’Acipa, les anars, y compris certains habitants de la zone – qui attendait que l’on se fasse expulser. Ils pensaient qu’alors cette situation serait médiatisée et que cela permettrait à la solidarité de se développer. Nous, les squatters, nous avons été un peu des “idiots utiles”, comme l’ont dit certains. » Qu’importe. L’ensemble des gens vivant sur la zone concernée, alliés à tous les opposants, appellent à une « manifestation de réoccupation » le 17 novembre. « De toute façon, précise un squatter, les possibilités de reconstruire sont encore nombreuses. D’autres maisons vont se vider et nous les rouvrirons. Ils devront revenir sans cesse. »

Le 5 novembre, à l’occasion d’une conférence de presse, le ministre de l’Intérieur, Manuel « Nicolas » Valls, a désigné, à l’instar de ces successeurs, « les formes de violence provenant de l’ultra-gauche, de mouvements anarchistes ou autonomes  » à propos de l’opposition à la ligne TGV dans le Val de Suza et de celle à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, histoire, sans rire, d’annoncer quelques arrestations spectaculaires, similaires à celles qu’ont subies des habitants du village de Tarnac en novembre 2008…

Pourtant, si sur la zone supposée de l’aéroport nombre de maisons, cabanes et abris ont été détruits, la victoire des industriels est loin d’être acquise. Il leur faudra ensuite ouvrir un chantier, déplacer des engins, stocker des matériaux, installer des bureaux, toutes choses dont les habitants de Narita au Japon3, et d’Atenco au Mexique4, ont en leur temps éprouvé la grande fragilité…


1 Ce projet s’inscrit parmi d’autres joyeusetés conçues par les technocrates de l’aménagement du territoire, qui planchent depuis les années 1960 sur des alternatives à la croissance exponentielle de Paris par le développement de capitales régionales équipées d’infrastructures conséquentes.

2 Le préfet qui avait lancé, en 2009, l’appel d’offres finalement remporté par Vinci travaille aujourd’hui pour cette multinationale.

3 En 1971, les premières expropriations sur le site d’un futur aéroport à proximité de Tokyo provoquent de dramatiques affrontements. La résistance à ce projet va durer plusieurs décennies. En 2012, l’aéroport n’est toujours pas achevé.

4 En octobre 2001, le gouvernement mexicain annonce l’implantation d’un aéroport sur les terres communales de San Salvador Atenco, à proximité de la capitale. Les paysans manifestent massivement, démettent le maire corrompu et le remplacent par un conseil municipal autonome. Le 1er août 2002, après de multiples manifestations, actes de résistance et soutiens venus de tout le Mexique et de l’étranger, le gouvernement renonce à son projet.

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Paru dans CQFD n°105 (novembre 2012)
Dans la rubrique Le dossier

Par Gilles Lucas
Mis en ligne le 17.11.2012