Mes héros tox(iques) # 2
Sid Vicié
14 janvier 1978, le tout dernier concert des Sex Pistols se finit dans le chaos au Winterland de San Francisco. Après une prestation catastrophique, le chanteur Johnny Rotten crache une ultime perfidie au public de hippies ricains venus zieuter les sensations britonnes : « Z’avez jamais eu l’impression de vous être fait avoir ? » À l’heure de refluer en coulisses, Sid Vicious est défoncé comme un tamanoir, le bassiste ne s’étant même pas rendu compte que son instrument était débranché une bonne partie du concert. Fin moisie. Comme le début.
Quand j’avais 18/20 ans, Sid Vicious était pourtant à mes yeux la figure même de la rébellion incandescente. Une sorte de Rimbaud de la musique, dont la simple apparition contre-angélique nimbait d’une aura destructrice la trajectoire des Sex Pistols, groupe anar’ voué à faire tomber l’establishment anglais dans un torrent de crachats. Tu parles. Le groupe, aussi vociférant qu’il soit, n’était qu’une construction marketing du pseudo-situ Malcolm McLaren, manager vicelard ayant reniflé le potentiel « agitateur » des trublions à une période où la jeunesse anglaise cherchait un exutoire à la grisaille de l’époque. Le chanteur Johnny Rotten n’était pas dupe, lui qui ensuite saura se réinventer. Mais Sid, le pauvre Sid, n’avait pas de cerveau, juste un besoin de reconnaissance aussi éperdu que tordu. Dans La grande escroquerie du rock & roll, film poisseux dudit McLaren, on le voit admirer longuement des affiches le représentant en danger public – Narcisse über alles.
Ce n’était pas sa faute, à Sid. Il avait tout contre lui dès le départ, hormis sa belle gueule – à la rue à huit ans, QI pas top-top, toxico dès ado… Son histoire, c’est celle d’un môme paumé propulsé dans la lumière et d’autant plus applaudi qu’il s’autodétruit en direct. Au cirque du punk, il doit aller toujours plus loin. Se taillader sur scène. Se faire des fix avec l’eau croupie des chiottes. Arborer des t-shirts floqués de croix gammées. Se mettre tellement minable que sa maison de disque lui impose des nounous, ainsi que le décrit le photographe Bob Gruen dans la bible punk England’s Dreaming1 : « Sid devenait infantile. [Les gars de la sécu de Warner le] mettaient dans la baignoire, le lavaient comme un bébé. » Navrant.
Mais il n’y a pas que la déveine sociale et le destin tragique du pauvre bougre mort d’overdose à 21 ans. À faire le décompte des éléments problématiques chez Sid Vicious, on n’en finit pas : du morceau négationniste « Belsen was a gas » composé pour son premier groupe The Flowers of romance au probable meurtre de sa copine Nancy Spungen2, Vicious fut à bien des égards un étron humain. Mais alors pourquoi s’est-il retrouvé propulsé comme icône des bipèdes non alignés ? Pourquoi des cohortes d’ados dans mon genre ont plongé dans la fascination, alors que le punk british comportait à côté des artificiels Pistols des groupes politiquement et musicalement aboutis, des Clash à Crass en passant par les Slits ou les Adverts ?
Simplement parce que dès le début le poison capitaliste du spectacle était dans le fruit punk, terriblement efficace dans ses effets d’accroche et sa capacité à squatter en une des tabloïds. « Les médias étaient nos auxiliaires et nos amants », expliquera McLaren. Conséquence : à mon échelle, celle d’un Vosgien mal dégrossi découvrant la contre-culture, Sid Vicious c’était le Graal, le rictus de dédain que j’adorais afficher en poster. Il m’a fallu quelques années pour comprendre la supercherie. Et saisir que la vraie nature du punk, celle qui en a fait une scène si excitante, c’était tout l’inverse : le refus des colifichets et de l’uniforme. Et Sid : comme Britney, un sacrifié sur l’autel du business.
Par Émilien Bernard
1 Jon Savage, 1991, traduit chez Allia en 2002.
2 Si au départ tout semblait le désigner comme coupable, il y a en fait de nombreux doutes. Lire : « Sex, drogue et cold case, la courte histoire de Nancy Spungen et Sid Vicious », Slate (11/12/2021).
Cet article a été publié dans
CQFD n°224 (novembre 2023)
Sidérés. Par les milliers de morts, les bombardements, l’ouragan de haine, de désinformation et d’indignation sélective qui ont accompagné la guerre au Proche-Orient et la guerre entre Israël et les factions palestiniennes. Voilà ou nous en étions, en essayant de concocter ce numéro 224 de CQFD. Alors, comme début d’une réflexion, on a donné la parole au collectif juif décolonial Tsedek ! et on est allés faire un tour dans les manifs pour la Palestine. Dans nos pages, aussi des nouvelles de Marseille, toujours autant vampirisée par la plateforme AirBnb, mais qui s’organise pour lutter contre. On y propose aussi un suivi du procès des « inculpés du 8 décembre » et ses dérives, on y dézingue les « ingénieurs déserteur ». Côté chroniques, #Meshérostoxiques interroge l’idole de jeunesse Sid Vicious, #Dans mon Salon fait un tour au Salon des Véhicules de Loisirs et #Lu Dans nous donne à lire les anarcho-communistes allemands.
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°224 (novembre 2023)
Dans la rubrique Mes héros toxiques
Par
Mis en ligne le 07.06.2025
Dans CQFD n°224 (novembre 2023)
Derniers articles de Émilien Bernard