Matraque et petites frappes
Serbie : hooligans, criminels et police main dans la main
Le 1er novembre, les Serbes ont commémoré le premier anniversaire de l’effondrement du auvent de la gare de Novi Sad qui a fait 16 morts. Depuis ce drame, un mouvement de protestation inédit fait rage. Étudiant·es et citoyen·nes de toute la Serbie s’organisent horizontalement au sein de plénums et de zborovi – sorte d’assemblées populaires qui fonctionnent comme les plénums1. Iels occupent ensemble la rue pour réclamer justice, la fin de la corruption, la dissolution du Parlement et le départ du président Aleksandar Vučić.
« Jamais durant l’histoire moderne de notre pays, nous avions eu 5, 10, 15 manifestations le même jour »
Comme tout dirigeant autoritaire qui se respecte, ce dernier répond à la colère par la matraque. Rien de surprenant : « D’après les sondages, le pouvoir a compris qu’il perdrait si de nouvelles élections parlementaires avaient lieu, et que ce serait la fin d’un système bâti pendant dix ans sur la relation entre l’administration publique, des influences privées, des flux financiers et la violation systématique des lois. Pour l’éviter, le pouvoir recourt à des moyens de plus en plus violents pour gagner du temps et espère de nouvelles circonstances plus favorables » souligne Milan Igrutinović, chercheur associé à l’Institut des études européennes de Belgrade dans le média indépendant Mašina2. Pour ce faire, Vučić n’hésite pas à utiliser des hooligans et ses connexions mafieuses.
« Jamais durant l’histoire moderne de notre pays, nous avions eu 5, 10, 15 manifestations le même jour. Il n’y a simplement pas assez d’agents. Donc le pouvoir a appelé en renfort n’importe qui d’un peu violent avec un passé criminel », analyse Anastasija* étudiante à l’université de Belgrade. Et naturellement beaucoup d’agents sont devenus impossibles à identifier à cause de la généralisation illégale du port de masques, casques ainsi que de la disparition des numéros d’identification pourtant obligatoire. Du coup, « plusieurs hooligans et criminels se procurent des uniformes et prétendent faire la police », explique Dinko Gruhonjić, journaliste et chercheur basé à Novi Sad, fréquemment harcelé par le pouvoir et ses soutiens pour ses positions antinationalistes.
En août dernier, lors d’affrontements dans différentes communes serbes comme Vrbas, Bačka Palanka ou Novi Sad, de nombreux médias et organisations de défense des droits de l’homme témoignent d’affrontements violents entre des manifestant·es et des groupes cagoulés, armés d’objets contondants. Ces derniers étaient ostensiblement défendus par un cordon de bleus. Le média radio Slobodna Evropa (d’obédience américaine) en a ainsi identifié cinq : un ancien membre du Parti progressiste serbe (SNS) au pouvoir condamné pour trafic d’armes, un hooligan condamné pour le meurtre d’un policier en passant par un gestionnaire de business opaques et un ultranationaliste prorusse.
« Plusieurs hooligans et criminels se procurent des uniformes et prétendent faire la police »
Parmi eux il y a surtout Đorđe Prelić condamné à 35 ans de prison, réduit à 10 ans, après une cavale de 4 ans pour le meurtre du supporter de foot toulousain Brice Taton en 2009. Depuis sa sortie de prison sous condition en 2021, sa présence est régulièrement remarquée lors d’événements en soutien au SNS. Le 13 août dernier, il a été aperçu bien en vue à Ćacilend3, un campement proche du parlement serbe à Belgrade censé rassembler les soutiens du président. Ce dernier y faisait une brève apparition, aux côtés de son frère, Andrej Vučić, fréquemment accusé de fricoter avec le crime organisé (notamment avec Zvonko Veselinović, un criminel bien connu au nord du Kosovo).
L’usage de hooligans et de criminels pour faire les basses besognes de l’État serbe n’a rien de nouveau. Dans les années 1990, le président Slobodan Milošević avait confié au criminel Željko Ražnatović, alias Arkan, le soin de recruter dans les tribunes les soldats qui fonderaient la « Garde des volontaires serbes » pour faire du nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine et en Croatie. Et Vučić sait d’où il vient ! Avant de devenir le ministre de l’information de Milošević en 1998, il a fait ses armes dans le Parti radical serbe (SRS), ultranationaliste et dirigé par le criminel Vojislav Šešelj. Milošević s’était notamment servi de ce parti pour faire peur à l’Ouest, montrer qu’il était le plus à même de gouverner et cacher ses propres projets nationalistes. « Durant les guerres de Yougoslavie, le SRS était sous perfusion de l’État et organisait certains groupes paramilitaires plein de voleurs et de criminels de guerre. Le parti a gardé des liens forts avec les milieux criminels », explique Dinko Gruhonjić.
En 2017, lors de investiture présidentielle d’Aleksandar Vučić, des hooligans aux connexions mafieuses du Partizan, un grand club de Belgrade, avaient agressé des opposant·es et des journalistes
Il faut ajouter, que le président serbe n’a jamais caché son passé de fan de l’Étoile rouge de Belgrade. Il fréquentait même les Delije (les Braves), le principal groupe de supporters du club, fer de lance du nationalisme dans les années 1990 dans lequel Arkan a recruté le principal contingent d’hommes pour son groupe paramilitaire.
Aleksandar Vučić n’a pas attendu le mouvement de contestation démarré fin 2024 pour mettre ses connexions à profit, quitte à changer d’allégeance footballistique. Lors de son investiture présidentielle en 2017, des hooligans aux connexions mafieuses du Partizan, l’autre grand club de Belgrade, agressent des opposant·es et des journalistes. Plusieurs médias et organismes de lutte contre la corruption identifient alors plusieurs personnes liées au pouvoir. En 2021, le pouvoir tremble ! Le leader des Janjičari ou Principi (groupe de supporters du Partizan), Veljko Belivuk, est arrêté après une enquête internationale4. Avec d’autres membres, il est accusé de sept meurtres, de kidnappings, de torture, de trafic de drogues et de possession illégale d’armes. Vexé d’être mis au placard alors qu’il se pensait intouchable, « Velja le problème » balance lors de son procès en 2022 : « Avec Aleksandar Stanković [l’ancien leader des Janjičari, ndlr], j’ai dirigé un groupe qui servait les besoins de l’État jusqu’à son assassinat [en 2016, ndlr], après quoi j’ai continué à le faire. »
« Vučić place aux postes importants uniquement des gens qui lui sont loyaux »
L’intimidation d’opposant·es politiques et la sécurité étaient son rayon. Il déclare même avoir rencontré Aleksandar Vučić en personne à plusieurs reprises. Le pouvoir nie, mais comment faire semblant quand des messages déchiffrés par l’agence européenne de police criminelle Europol prouvent une relation amicale entre Belivuk et Danilo Vučić, le fils du président. Une affaire de famille finalement !
Face à l’affaiblissement du pouvoir et donc du crime organisé, les criminels et les hooligans s’intègrent très bien au système répressif serbe car Vučić « place aux postes importants uniquement des gens qui lui sont loyaux », rappelle Dinko Gruhonjić. Ils complètent ainsi la surveillance algorithmique, l’usage illégal de canon à son, la pression psychologique, le public shaming, les détentions arbitraires... Mais aujourd’hui, les Serbes ne se laissent plus faire ! « Chacun a sa manière de lutter, certains le font légalement devant la justice, d’autres préfèrent descendre dans la rue et combattre de front en arrachant notamment les gazeuses et les boucliers des flics », explique Anastasija. Les questions qui se posent désormais concernent l’après Vučić. Et les étudiant·es « jouent les arbitres dans la constitution de listes électorales citoyennes pour de potentielles prochaines élections législatives. » précise Dinko Gruhonjić. Ces dernier·es trient les candidat·es en prenant soin d’avoir uniquement des personnes de la société civile pour garder l’indépendance de leur mouvement non partisan. Iels excluent ainsi toutes les figures des partis d’opposition jugés co-responsables de la faillite de ce système. « Ce pays et cette société sont en ruines mais les étudiants donnent de l’espoir et nous montrent que nous sommes des gens normaux qui méritent de vivre des vies normales. Ceci est un prérequis pour penser la suite », conclut le journaliste.
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1 Voir « Balkans : Tout le pouvoir aux plénums ! », Lundi matin (21/03/2025).
2 Lire « No, This Is Not a Civil War In Serbia », Mašina (20/08/2025).
3 « Ćaci » est le sobriquet donné aux soutiens d’Aleksandar Vučić par les manifestant·es, Ćacilend est donc une moquerie qui peut être traduite par « le parc d’attractions des supporteurs de Vučić ».
4 Les janissaires étaient les esclaves de confession chrétienne qui formaient l’élite de l’infanterie de l’Empire ottoman. En 2018, le groupe change de nom pour Principi qui fait référence à Gavrilo Princip, assassin de l’archiduc François Ferdinand en 1914, qui est devenu un symbole du nationalisme serbe.
Cet article a été publié dans
CQFD n°246 (novembre 2025)
Ce numéro de novembre s’attaque de front à la montée de l’extrême droite et à ses multiples offensives dans le milieu associatif et culturelle. On enquête sur les manœuvres des milliardaires réactionnaires, l’entrisme dans la culture et les assauts contre les assos dans le dossier central. Hors-dossier, on vous parle des les alliances nauséabondes entre hooligans, criminels et pouvoir en Serbie, on prend des nouvelles des luttes, de Bruxelles aux États-Unis, en faisant un détour par Exarchia et par la Fada Pride qui renaît à Marseille. Et pendant qu’on documente la bagarre, le Chien rouge tire la langue : nos caisses sont vides. On lance donc une grande campagne de dons. Objectif : 30 000 euros, pour continuer à enquêter, raconter, aboyer. CQFD compte sur vous !
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Paru dans CQFD n°246 (novembre 2025)
Par
Illustré par Théo Bedard
Mis en ligne le 15.11.2025
Dans CQFD n°246 (novembre 2025)
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