Fiction

On peut plus rien dire

Puisque l’air du temps s’y prête hélas très bien, on publie ici une nouvelle de notre camarade Chien Noir, serial-auteur de courtes nouvelles d’anticipation.
Illustration d’Etienne Savoye

1.

« On peut plus rien dire. C’est quand même fou de vivre dans une société si frileuse, si liberticide. »

L’homme qui parle a le visage crispé par la haine et un regard déplaisant, chargé de vase. Face à lui, une présentatrice faussement réprobatrice.

— « Vous avez quand même la parole ici, non ? »
— « Oui mais ces espaces d’expression se réduisent. Rendez-vous compte : on ne peut même plus dire que les enfants de migrants sont tous des violeurs en puissance – un fait avéré – sans susciter des débats à n’en plus finir. »
— « Je vous laisse la responsabilité de vos paroles, Monsieur.  » Clap de fin.

En régie, les programmateurs se frottent les mains : ça sent le gros coup médiatique.

2.

« On peut plus rien dire. Je le dis et le répète : cette époque est l’avènement du politiquement correct dans toute sa triste splendeur. »

Le petit homme est cette fois-ci l’invité du journal télévisé le plus regardé de France. Même discours sur les migrants et les « idiots utiles de l’islamisme rampant ». Sous ses airs consternés, il jubile tant et plus, affûte ses effets. Le présentateur qui le relance a beau afficher une mine farouche, il ne le reprend ni sur les chiffres avancés ni sur l’idéologie qu’il porte. En fin d’entretien, le petit homme lâche une bombe :

« Vous savez, fut un temps où les responsables politiques savaient comment traiter la racaille séparatiste : les camps. Voilà la seule réponse envisageable. »

Tollé dans les chaumières.

Chiffres d’audience explosés.

3.

« On peut plus rien dire. Où sont les résistants d’aujourd’hui ? Où sont les cohortes de Gaulois prêts à répondre à l’invasion que nous subissons ? »

Le petit homme bilieux est en campagne. Il a devant lui une salle acquise à sa cause et une petite armée de journalistes prêts à relayer ses propos. Il martèle le pupitre de ses petits poings rageurs.

« Notre pensée est partout censurée, privée de tout relais. Savez-vous qu’ils veulent me traîner en justice pour avoir simplement relayé une vérité avérée, à savoir que les migrants sont responsables de la crise du Covid ? Quelle infamie ! »

Acclamations unanimes et gros titres des journaux le lendemain.

Dans la semaine, un sondage Ifop livre son verdict : 55 % des Français pensent que l’islam et/ou les migrants ont une responsabilité directe dans la persistante pandémie.

4.

« On peut plus rien dire. Depuis le début de ma campagne, on m’a bâillonné, traîné dans la boue, humilité. Mais c’est fini tout ça : avec moi, la France va retrouver la liberté d’expression. »

Débat de l’entre-deux-tours. Le petit homme a les yeux jaunes et la parole martiale. Face à lui, un candidat de « l’establishment », comme il dit, mou et embarrassé, qui peine à faire entendre sa voix.

— « Mais vous faites la une de tous les journaux et de… »

Le petit homme le coupe, postillonnant :

— «  Non, ce n’est pas vrai : le Système s’est ligué contre moi. Tous les bien-pensants veulent me voir à terre. Mais les vrais Français savent qu’on ne me fera pas taire. Je continuerai à propager cette parole : migrants, bien-pensants et extrémistes de gauche sont la plaie de ce pays. »

Gros titres d’un journal de centre-gauche le lendemain : « Une autoroute vers la présidence ? »

5.

« On peut plus rien dire ? Eh bien je ne vais pas me gêner, désormais. La France a parlé. »

Installé derrière le bureau présidentiel, le petit homme fait son allocution d’intronisation. Il affiche un sourire à la fois mauvais et triomphant. Le doigt pointé sur la caméra, il annonce sa première mesure :

« J’ai en ma possession un fichier recensant tous ceux qui ont voulu censurer ma parole. Et je l’annonce solennellement : cette chienlit devra répondre de ses actes. »

Dans les coulisses, on s’affaire : il y a une rafle à organiser.

6.

« On peut plus rien dire. »

En effet.

Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.

Nous, c’est CQFD, plusieurs fois élu « meilleur journal marseillais du Monde » par des jurys férocement impartiaux. Plus de vingt ans qu’on existe et qu’on aboie dans les kiosques en totale indépendance. Le hic, c’est qu’on fonctionne avec une économie de bouts de ficelle et que la situation financière des journaux pirates de notre genre est chaque jour plus difficile : la vente de journaux papier n’a pas exactement le vent en poupe… tout en n’ayant pas encore atteint le stade ô combien stylé du vintage. Bref, si vous souhaitez que ce journal puisse continuer à exister et que vous rêvez par la même occas’ de booster votre karma libertaire, on a besoin de vous : abonnez-vous, abonnez vos tatas et vos canaris, achetez nous en kiosque, diffusez-nous en manif, cafés, bibliothèque ou en librairie, faites notre pub sur la toile, partagez nos posts insta, répercutez-nous, faites nous des dons, achetez nos t-shirts, nos livres, ou simplement envoyez nous des bisous de soutien car la bise souffle, froide et pernicieuse.

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