Femmage aux combattantes kurdes

« Nous n’aimons pas l’idée de mourir pour peu »

Dans Nous sommes le cri d’un peuple, le photographe et journaliste Loez part sur les traces de deux femmes kurdes engagées dans la lutte armée. En tentant de reconstituer leur parcours de vie, jusqu’à leur mort sur le champ de bataille, il raconte l’histoire de tout un peuple qui combat pour sa survie.
L.L de Mars

Cela fait bientôt dix années que Loez, journaliste et photographe, sillonne les routes du Kurdistan, calepin à la main et appareil photo en bandoulière, pour documenter ce qui s’élabore dans ces territoires au-delà de l’aspect militaire. Dans Nous sommes le cri d’un peuple (éd. Ici-Bas, avril 2024), il raconte la vie de deux combattantes kurdes : Newroz Hassan (nom de guerre : Sêal Cudî) et Fatma Aktaş (nom de guerre, Arîn Mirkan), tuées en 2015 lors d’affrontements avec l’État islamique. Des parcours de vie qu’il recompose à partir des matériaux récoltés au fil des années : notes de terrain, articles de journaux, photos, discussions avec leurs familles et leurs camarades de luttes, et – surtout – la découverte des carnets de notes des deux femmes. Dans un style littéraire envoûtant, Loez nous immerge dans un récit vivant et sensible, incarnation d’un rêve centenaire : celui de l’indépendance du peuple kurde.

Par Jonas Schnyder
« Première rencontre avec Sêal. Gir Ziyaret, octobre 2014.

Nous prenons la route. Le soleil d’automne est encore chaud ; d’immenses champs de blé s’étendent loin au sud, vers la ville de Jazaa, région transformée par le régime syrien en mornes plaines de monoculture. À l’horizon, les raffineries artisanales crachent des panaches d’une épaisse fumée noire. Des paysans sans terre s’y détruisent la peau et les poumons, pour produire un mazout indispensable. La ligne de front avec Daech a été repoussée juste après, à quelques kilomètres. À cette époque, la famille de Sêal habite encore une petite maison traditionnelle en briques de terre crue, située en bordure du village de Gir Ziyaret. Les parents ne sont pas là. Ils ont dû se rendre à un rendez-vous médical pour le père, Silêman, à la santé fragile. Cinq ans plus tard, sa mère, Halima, le regretterait encore, car les visites de Sêal étaient fort rares. Ce sont donc ses deux frères, Rêber et Lezgîn, et leurs épouses qui nous accueillent. Nous prenons le thé dans la pièce principale, tout en longueur. Les murs sont nus, le sol recouvert de tapis. Sêal garde un sourire posé sur son visage, mais elle ne prend la parole que brièvement pour répondre aux questions. Que pense-t-elle à ce moment ? Mes questions manquent-elles de sens pour elle ? Ont-elles été correctement traduites ? Ou bien craint-elle, elle qui a quitté jeune l’école, de ne pas trouver les mots justes pour répondre devant sa commandante ? C’est finalement heval [camarade] Zilan qui assure la majeure partie de l’entretien, reprenant les réponses courtes de la jeune femme pour développer l’idéologie du mouvement des femmes. J’en apprends donc davantage sur ce sujet que sur celui que j’étais venu traiter – les raisons d’un engagement et sa place au sein d’une famille de paysan·nes sans terre. Sêal, en tout cas, est contente de revoir ses frères. Le moment formel de l’entretien terminé, elle se détend, rit. Elle saisit à bout de bras un de ses neveux, encore bébé, puis l’embrasse. J’appuie sur le déclencheur. Trois, quatre fois. Capte son regard, mi-amusé, mi-ironique. La fratrie pose pour des photos de groupe. Son cousin, Mazlum, nous rejoint. Sur les muscles de son avant-bras droit, un serpent s’enroule autour d’un cimeterre. Lui aussi combat dans les YPG. Sêal a l’air heureuse de le revoir. On me dira plus tard qu’elle était très attachée à celui qui était son frère de lait. La nouvelle de sa mort la plongera dans une immense tristesse. Il est, me dit-on, tué en 2015, lors de l’opération pour reprendre la ville de Tall Hamis tombée aux mains de Daech, après que les takfiri ont supplanté les autres groupes de l’opposition syrienne dans la région. Nous n’aurons pas le temps d’échanger plus. Restera une photo de Sêal, assise à côté de ses belles-sœurs, en uniforme militaire, son arme posée contre le mur à portée de main, le regard légèrement dans le vague. Les deux autres femmes tiennent chacune un nourrisson dans leurs bras. Deux destins différents. Et une interrogation sans réponse : qu’est-ce qui a poussé Sêal, comme des milliers d’autres jeunes femmes, à vouloir changer de vie et rejoindre les YPJ ?

Retour à Gir Ziyaret. Mai 2021.

Gir Ziyaret se niche en contrebas de la route qui mène de Tirbespî à Girkê Legê, peu avant cette dernière. C’est un gros village, qui s’étale au pied d’un tal [colline artificielle formée au cours des millénaires par la sédimentation des activités humaines, ndlr] utilisé aujourd’hui comme cimetière. Le chemin qui y descend est caillouteux et poussiéreux. La plupart des habitations que nous longeons sont des constructions traditionnelles modestes. Nous demandons notre chemin à un jeune homme juché sur une moto. Moteur pétaradant, il nous guide jusqu’à la maison de la famille de Sêal, de l’autre côté du village. Les lieux ont changé. Une grille en fer s’ouvre désormais sur une vaste cour entourée d’un grillage. Sur la gauche se dresse la masse grise d’une maison en béton nouvellement construite. À droite, l’ancienne maison en terre a disparu : à la place, il y a un jardin où sèche du linge posé sur des claies en bois. Poules et canards s’abritent à l’ombre d’un grand mûrier soigneusement taillé. Dehors, la mère de Sêal nous accueille, une fine cigarette aux lèvres. Ses cheveux blancs dépassent du foulard posé sur sa tête et noué autour du cou. Son fils Rêber est également présent. Les murs de la pièce où l’on nous invite à entrer sont nus, hormis plusieurs photographies en grand format de Sêal, parfois seule, parfois en compagnie d’autres martyrs. Le sol est recouvert de tapis épais. L’air est plus frais qu’au-dehors. Nous nous asseyons sur des matelas, le dos calé contre un coussin. Halima dépose du thé et de gros biscuits au léger parfum de cannelle devant nous. Alors qu’elle commence à parler de sa fille, sa voix tremble et quelques larmes roulent sur ses joues burinées. Elle les écrase de sa main. […] “Après son engagement, nous ne l’avons plus beaucoup vue à la maison [raconte son frère Lezgîn]. Elle a choisi de se sacrifier et de s’éloigner de la vie normale et routinière. Elle a lié son chemin à celui des martyrs. Elle voulait vivre libre. Jin jiyan e.” Il s’arrête, son regard se perd. “Cette révolution nous a obligés à assumer des responsabilités plus grandes que ce que nous pouvions”, conclut-il. Plus tard, en novembre 2022, alors que les bombes turques pleuvent sur le Rojava, il m’écrira : “Nous sommes le dernier cri d’une génération dont nous ne savons pas si elle est en train de naître ou de mourir. Nous marchons sur le chemin de nos vies, et nous avons décidé de continuer par amour pour notre famille et notre pays, et par désir de voir la prochaine génération vivre dignement.”

*

Cimetières des martyr·es de Dêrik.

“Demain sera davantage à nous qu’aujourd’hui”, écrit Arîn. Et la combattante qui disait que “la vie commence par un rêve” d’ajouter : “Nous n’aimons pas l’idée de mourir pour peu.” Sans doute n’aurait-elle pas rangé dans ce “peu” le fait de participer à défendre la révolution au Rojava. Fatma et Newroz. Tuée cinq ans après avoir rejoint la guérilla pour la première, trois ans et demi après son engagement dans les YPJ pour la seconde. Deux jeunes. L’une née dans une famille de paysan·nes pauvres du nord de la Syrie, l’autre dans une famille de petite classe moyenne du sud-est de la Turquie. Toutes deux, sur la terre du Kurdistan. Deux Kurdes, avec le kurmancî comme langue commune, marquées par une longue histoire de résistance et de répression, sensibles à l’injustice vécue par leur peuple. Entre leurs deux enfances, une frontière synonyme de familles qui ne peuvent plus se voir, de villes coupées en deux, de barbelés et de mines, de souffrance et de mort. Deux femmes, qui ont décidé de faire voler en éclats les normes patriarcales en s’élançant hors des sentiers battus à la recherche de la liberté. Sêal comme Arîn ont défendu un projet d’émancipation pour tous les peuples de la région, afin de “porter la possibilité de la liberté à [leurs] pieds”. Ces deux êtres avec un cœur immense y ont cru suffisamment fort pour être prêts à lui donner leur vie. S’il n’en fallait qu’une, cette raison seule justifierait que leurs voix ne soient pas étouffées dans la tombe et qu’on prenne le temps de les écouter, avec respect et attention. »

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