« Une vie, une œuvre »

L’autre John Kennedy

À l’inverse de son homonyme, il n’est pas mort à Dallas en 1963. Dans le sud du Portugal, le «  président » Kennedy est toujours là. Barbu, alcoolique, menteur et facétieux, il est l’un des derniers survivants d’une colonie de hippies installée à la fin des années 1970.
Photo : Alexis Huguet

C’est un vieil homme à la barbe fournie, cheveux mi-longs, béret old school, devant un verre de mauvais rouge. « Bonsoir, welcome to Hollywood ! », lance le « président » Kennedy, 69 ans, du fond de sa maisonnette.

Constitué d’une seule pièce, l’abri est chichement meublé. Il ne dispose ni d’eau, ni de toilettes, encore moins d’électricité. Il y a bien un poêle à bois, mais «  je vais devoir le vendre, se désole Kennedy. J’ai besoin d’argent : là, j’ai 15 centimes en poche ». Et de sortir sa monnaie de sa poche pour le prouver.

Kennedy ne paye pas de loyer : la mairie de Gomes Aires, son petit village du Sud portugais, lui en fait cadeau. C’est que le vieil homme ne touche pas de retraite. Zéro. Il en a bien demandé une, mais il fallait présenter un passeport valide. Il n’en a plus. Il pourrait en refaire un, mais ça lui coûterait près de 200 €. Il ne les a pas. « De toute façon, si je les avais, je ferais une fête avec... »

Les hippies de la pampa

Mi-irlandais mi-anglais, John Kennedy a été l’un des premiers étrangers, un peu hippies, un peu bandits, à s’installer sur les rives du lac de Santa Clara, dans le sud de l’Alentejo. Quelques décennies plus tard, il fait partie des plus anciens « barbus » à vivre encore dans cette région aride et agricole, où ni l’industrie ni le tourisme n’ont jamais réussi à s’installer. Cette ancienneté et ce nom bien particulier ont conféré à Kennedy le titre de « presidente » des hippies de la pampa.

La pampa, ce sont ces collines d’arbousiers, de chênes-lièges et d’eucalyptus qui environnent le lac de Santa Clara. Un monde paisible, sans route goudronnée, où la police ne vient que rarement. Un paysage splendide, où il fait bon siroter un verre de vin rouge en regardant passer le temps.

À l’époque de l’exode rural, les autochtones sont partis en masse, vers la ville et les pays étrangers. À la fin des années 1970, au début des années 1980, ils furent remplacés par des exilés d’un tout autre genre : des chevelus, chômeurs, amoureux du temps libre et de l’imprévu qui, dans cette terre de misère, avaient trouvé un havre de liberté. Venus d’Europe du Nord par milliers, ils étaient Allemands, Britanniques ou Hollandais, en majorité. Beaucoup n’y vécurent qu’un temps. Quelques-uns sont restés.

Le « président » Kennedy fait partie de ceux- là. De ceux qui ont survécu des décennies dans la pampa, à vivre de pas grand-chose, de jardinage et de menus travaux. Revente de ferraille, aide sur des chantiers de construction. Troc.

« Des putains de millions de fourmis »

Au temps où les berges du lac fourmillaient de hippies, « j’ai vendu de la drogue », raconte Kennedy, un peu vantard et qui, à son âge, sait encore enchaîner les joints. Il se rappelle le temps du grand parking, tout près du lac, rempli aux jours les plus fastes de 400 à 500 personnes, peut-être plus. Des freaks qui vivaient dans des camions, des vans, des voitures ou des cabanes. « Toutes les nuits, il y avait des gens bourrés, des gens qui jouaient de la musique… » Le matin, quelqu’un sonnait le clairon. C’était l’heure du shilom de cannabis.

« En ville, tu vois des banques, tu veux de l’argent de la part des banques, ils ne t’en donnent pas. Mais par contre, tu vois tous ces immeubles en marbre… »

À cette époque-là, Kennedy avait un cochon. Nommé GNR (« Guarda nacional republicana » – la police portugaise), il nettoyait le parking à merveille. Il était aussi « le meilleur sniffeur de dope que tu n’aies jamais vu. Des fois, il allait faire un tour dans les eucalyptus, rendre visite aux gens. Il revenait défoncé. »

Puis les grandes heures du parking se sont achevées. Mais Kennedy est resté dans le coin. Il a réduit ses besoins, et vécu comme aujourd’hui : presque sans argent, loin du monde. En vérité, il n’a pas toujours mangé à sa faim. « Une fois, j’ai becqueté des fourmis !, rigole-t-il. J’avais fait une soupe, et les fourmis l’ont trouvée. Des putains de millions de fourmis dans la soupe, mais j’avais tellement faim... »

De toute façon, il n’aurait pas pu vivre à la ville. « Là-bas, tu vois des banques, tu veux de l’argent de la part des banques, ils ne t’en donnent pas. Mais par contre, tu vois tous ces immeubles en marbre… Ça m’énerve, et je n’aime pas ça. »

« Fuck off ! »

L’énervement, Kennedy l’a appris très tôt. Né en Angleterre de parents irlandais, qu’il n’a « pas vraiment connus », il a passé son enfance trimballé de foyer en foyer, puis de famille d’accueil en famille d’accueil. « Quand tu débarques au foyer, tu dois commencer à te battre. Tu apprends à voler et à détester la police. » C’est peut-être de là qu’il tient son animosité chronique envers les Anglais, qui le pousse à déclarer tout de go, assis à la table d’un bistrot de campagne : « I don’t like the fuckin’ English ! » Avant de reprendre sa respiration, et de crier à la ronde : « Fuck off ! »

« Fuck off ! » C’est à peu près ce qu’il a dit à la Royal Navy, quand il en a été viré, à la vingtaine. Il est parti en Suède, retrouver une Suédoise, avant d’essayer de vivre de la musique en jouant de la basse dans un groupe de blues. Il a fini dealer, parce que même si le groupe était bon, « il n’y avait pas de public pour nous ».

Ensuite, il a eu une ferme, au Pays de Galles. « C’était comme retourner à la terre, et sortir du système. 18 personnes qui vivaient dans ma ferme. Un désastre, une putain de blague ! Les gens ne connaissaient rien aux plantes... » Son dernier emploi en Grande-Bretagne ? Conducteur de camion, dans le transport des fruits et légumes. Un jour, il a vendu la marchandise au noir, abandonné le véhicule, gardé l’argent, et il est monté dans un bateau en direction du Portugal, pour retrouver une femme. «  Si je devais vivre du bon côté de la loi, je préférerais me pendre. »

« Robinson Crusoé »

Nous sommes alors en 1974, et la belle devient très vite la mère de sa fille. Il est conducteur de tracteurs. « À la fin de la journée, les paysans m’offraient à boire, souvent de la madronha [une eau-de-vie]. C’est là que j’ai commencé à boire, et ça a été le début de la fin. » Au bout de trois ans, un soir de cuite, il rentre à l’aube, et sa femme s’en va – avec sa fille. Aïe.

Débute alors sa période « Robinson Crusoé » : la plage, une cabane dans les arbres. Kennedy lui-même ne sait plus trop comment il a survécu. Mais il se rappelle avoir un jour rencontré un berger, qui lui a conseillé d’aller découvrir le lac de Santa Clara. Il est venu y passer un week-end, et le week-end ne s’est jamais terminé. Ou presque.

Il y a quelques années, John Kennedy a finalement quitté les rives du lac. À cause d’une sombre « histoire de mafia » sur laquelle il ne veut pas s’étendre. Il s’est réfugié une vingtaine de kilomètres plus loin, à Gomes Aires. Là-bas, il attend que le temps passe en collectionnant les ardoises à l’épicerie du coin. Il fréquente un bar où les vieux autochtones jouent aux cartes. Kennedy ne les aime pas trop : ils ont le même âge, mais ils ne sont pas du même monde. Eux, ce sont des travailleurs retraités. Lui est un homme libre.

Évasion ratée

Le « président » a un bon copain portugais, Nono, un maçon intérimaire d’une quarantaine d’années, qui a pris soin de lui quand il s’est cassé la hanche il y a quatre ans. À cette occasion, les médecins lui ont inséré des vis métalliques dans le corps. « Quand je suis vraiment désespéré, je pense à me les enlever, pour les revendre. Elles sont en platine : c’est un métal très cher. »

Kennedy dort mal. Et il s’ennuie. Il a bien une radio, mais pas toujours l’argent pour s’acheter des piles. Peut-être lit-il ? « Pas depuis mon dernier séjour en prison, il y a quinze ans », répond le vieil homme, avant d’embrayer sur l’ahurissante histoire de son évasion ratée, à cause d’un complice trop gros pour passer dans le trou des barreaux de la cellule.

Après des jours de discussion, le « président » finit par avouer que son vrai prénom n’est pas John, mais Ken, le diminutif de Kenneth. Kenneth Kennedy, donc. C’est peut-être un mensonge. Mais peu importe après tout, puisque quand il donne son adresse, c’est bien à John Kennedy qu’il faut adresser le courrier. En poste restante, à Gomes Aires, municipalité d’Almodovar, Alentejo, Portugal.

Clair Rivière

Appel à témoins

Cette histoire a été recueillie et écrite en 2012. Depuis, quelles aventures a vécues Kennedy ? Est-il même toujours vivant ? Nous n’en savons strictement rien. Si un lecteur de CQFD passe par l’Alentejo cet été, nous sommes preneurs de nouvelles…

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