BD / théâtre / conférence

Dynamiter les cartes d’état-major

Ne jamais sous-estimer l’oxymore. La tension qu’il recèle, ce nœud contradictoire, vaut toutes les catalyses. Décris-Ravage. V’là un couple qui détonne. Une association qui provoque un mélange de malaise et de curiosité. Décris-Ravage, on le comprend mieux avec son sous-titre  : action d’endommager considérablement une chose en la décrivant. Des cartes des géographes aux grands récits nationaux en passant par les dévotions commémoratives  : l’Histoire n’aura jamais la gueule d’un paisible cimetière sous la lune. À ce titre, la Palestine ferait office de cas d’école, tant l’encre et le sang ont coulé pour tenter de dire de quoi ce frêle lambeau de terre était le nom. Un chantier auquel l’allemande Adeline Rosenstein a décidé d’apporter sa pierre1. Celle qui est à la fois comédienne, performeuse, traductrice et adepte de théâtre documentaire fait débuter son récit une dizaine d’années après la Révolution française  : « Décrire l’Égypte, ravager la Palestine », ainsi se nomme le premier épisode de la saga. Aux manettes de la campagne d’Égypte, un Bonaparte légèrement avachi sur son dromadaire. Crayonné par Alex Baladi, le Corse à bicorne affecte une mine d’aventurier faussement blasé apportant aux indigènes «  les Lumières, l’égalité de tous devant la loi… surtout devant l’impôt car il faut rapidement faire entrer de l’argent dans les caisses de façon civilisée  ».

Avant d’être une bande dessinée, Décris-Ravage est une expérience qui mêle théâtre et conférence. Au centre du dispositif, Adeline Rosenstein, robe noire carrée derrière son pupitre, joue à dévoyer son public. Le récit historique a définitivement coupé les ponts avec la fresque ronronnante et linéaire. Découvrant l’ingénieuse adaptation en bande dessinée, le lecteur – même averti – devra faire avec un jubilatoire inconfort qui l’obligera à une attention de tous les instants. Des tranches de vie croisent les errements de traducteurs sommés de nous faire entendre la prose de quelque auteur dramatique du monde arabe. Illustrant l’affaire, Baladi joue du kaléidoscope  : quand son trait ne se perd pas dans quelque évocation inachevée, c’est pour épouser les contours d’un dessin frontal et figuratif. L’artiste s’intègre dans la mise en scène, fait partager ses hésitations et ratures. Avant d’adopter les codes d’une véritable guignolade où l’Empire français se résume au pigeonnant d’une drôlesse portant cocarde et bonnet phrygien. Quant aux Angliches, c’est via la houlette d’un nabot à talonnettes, affligé d’un bulbe en guise de tarin, que sont incarnées leurs sourdes manigances expansionnistes.

Parce que l’Histoire est affaire de géopolitique, il faudra bien démêler cet écheveau où s’entrecroisent les appétits des grandes puissances (France, Angleterre, Prusse) et des empires (russe, ottoman, austro-hongrois). Tour à tour ballottées et décimées par le jeu de frontières mobiles, les populations ne cessent de payer l’addition. La gestation des États-nations ne se fait pas sans le sacrifice de quelque minorité ethnique ou religieuse. Erbatur Çavuşoğlu enseigne à l’École d’art et d’architecture d’Istanbul. Il raconte comment il s’est pris en pleine poire la réalité du génocide arménien par le biais d’un bouquin prêté par un ami. Un siècle après, quelques photos continuent de lui brûler les rétines  : «  Elles ressemblaient beaucoup aux grandes photos de familles des gens de ma région. En fait, c’était les mêmes… C’est ça dont je me souviens le plus. »

Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.

Nous, c’est CQFD, plusieurs fois élu « meilleur journal marseillais du Monde » par des jurys férocement impartiaux. Plus de vingt ans qu’on existe et qu’on aboie dans les kiosques en totale indépendance. Le hic, c’est qu’on fonctionne avec une économie de bouts de ficelle et que la situation financière des journaux pirates de notre genre est chaque jour plus difficile : la vente de journaux papier n’a pas exactement le vent en poupe… tout en n’ayant pas encore atteint le stade ô combien stylé du vintage. Bref, si vous souhaitez que ce journal puisse continuer à exister et que vous rêvez par la même occas’ de booster votre karma libertaire, on a besoin de vous : abonnez-vous, abonnez vos tatas et vos canaris, achetez nous en kiosque, diffusez-nous en manif, cafés, bibliothèque ou en librairie, faites notre pub sur la toile, partagez nos posts insta, répercutez-nous, faites nous des dons, achetez nos t-shirts, nos livres, ou simplement envoyez nous des bisous de soutien car la bise souffle, froide et pernicieuse.

Tout cela se passe ici : ABONNEMENT et ici : PAGE HELLO ASSO.
Merci mille fois pour votre soutien !


1 Décris-Ravage, tomes I et II – Adeline Rosenstein et Baladi – Éditions Atrabile.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire