Contre les violences sexistes et sexuelles

Démanteler les idées masculinistes

Au lendemain du scandale Depardieu, l’antiféminisme ambiant prospère, légitimé à chaque prise de parole publique portant le doute sur les victimes ou en soutien aux agresseurs. Les violences sexistes et sexuelles, elles, ne diminuent pas. La journaliste Pauline Ferrari nous en dit plus sur le rôle des réseaux sociaux numériques dans la propagation des stéréotypes sexistes, et sur l’importance – pour tout le monde – de s’éduquer aux médias.
Manon Raupp

Décembre nous a laissé comme un arrière-goût amer, puant l’entre-soi et le déni. Alors qu’on le questionne sur la possibilité de retirer la Légion d’honneur à Gérard Depardieu – visé par trois plaintes, dont deux pour viols, et affiché comme prédateur sexuel de longue date dans l’émission Complément d’enquête1 – Emmanuel Macron montre qu’il a clairement choisi son camp : « Je suis un grand admirateur de Gérard Depardieu. […] il rend fière la France », ajoutant qu’il déteste les « chasses à l’homme ». Tout autour se lance la valse de tribunes, éditos et pétitions de soutien venues du monde médiatique et « intellectuel » parisien, proclamant : « ça va, c’est Gégé ! ». La fin d’année 2023 semble entériner le triomphe d’un processus vu et revu : face aux avancées féministes, le backlash2 des élites est systématique.

Et pourtant, comme l’explique la sociologue et membre du collectif Les mots sont importants (LMSI), Sylvie Tissot, l’année 2024 commence en réalité par une victoire féministe : « L’opération sauvetage de “Gégé” a complètement capoté. Et avec elle, la vieille rhétorique mascu  » : séparer l’homme de l’artiste, excuser la misogynie, charger les victimes. Une «  victoire  » arrachée par des décennies de mouvements féministes, illustrant que « seules les luttes modifient les rapports de pouvoir ». Le message est clair : se réjouir et continuer d’autant plus le combat. Car chaque année qui passe amène son lot de victimes de violences sexistes et sexuelles (VSS) [voir encadré]. Et Sylvie Tissot de conclure : « Pensons aussi aux femmes qui, en attendant d’autres victoires, continuent à travailler gratuitement, à faire à manger aux hommes, à les soigner, à les écouter, et, par-dessus le marché, à se faire taper, humilier, violer, tuer. »

Dans son 6e état des lieux du sexisme en France sorti le 22 janvier, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCE) explique que, malgré certaines avancées féministes, il y a un « décalage entre cette prise de conscience et le maintien des stéréotypes qui continuent de forger les mentalités et les comportements3 » ; et qu’il s’agit de combattre le sexisme là où il naît : dans la famille, à l’école et par le numérique. Alors que les deux premiers univers sont plutôt connus, on a voulu en savoir plus sur le rôle des réseaux sociaux numériques (RSN) et des discours médiatiques dans la perpétuation des VSS. La journaliste Pauline Ferrari, spécialiste des nouvelles technologies et des questions de genre, intervenante sur l’éducation aux médias (EMI) en Seine-Saint-Denis, et autrice de l’ouvrage Formés à la haine des femmes – Comment les masculinistes infiltrent les réseaux sociaux (JC Lattès, 2023) répond à nos questions.

Vous commencez votre ouvrage en parlant de la prolifération des discours masculinistes [voir encadré] chez les jeunes qui assistent à vos ateliers d’EMI.

« Lorsqu’on parle du masculinisme, on a souvent en tête l’image un peu ridicule du geek frustré qui insulte les femmes sur des forums obscurs depuis sa chambre. Quand j’ai commencé l’EMI, j’ai été étonnée de retrouver ces discours dans la bouche d’élèves de 15 ou 16 ans qui ne correspondaient pas à cette image et j’ai constaté une importante polarisation dans cette jeunesse : d’un côté, celle qui est beaucoup plus progressiste et lucide que je pouvais l’être à leur âge sur des questions de féminisme, d’antiracisme, d’écologie et de droits LGBT ; de l’autre, une jeunesse qui se renferme sur elle-même à coups de remarques misogynes et de positions très binaires et affirmées sur ces questions – qui sont parfois juste de la provocation. Pour certains, le féminisme, l’antiracisme ou la culture queer sont des moyens de s’émanciper et de trouver des réponses. Et pour d’autres, l’antiféminisme offre des schémas de pensée très simples et rassurants dans cette grande confusion. »

Vous mettez en avant le rôle central des RSN dans la propagation de ces idées auprès des plus jeunes…

« Cette génération a grandi avec un internet très différent de celui que j’ai connu adolescente. Les RSN sont très polarisés, en particulier à cause des algorithmes de recommandation qui favorisent la joute verbale, les sujets clivants, les violences et les contenus “extrêmes”. Une enquête du Wall Street Journal4 a montré qu’un utilisateur d’un compte TikTok intéressé par la santé mentale allait, en quelques heures de visionnage de vidéos, se retrouver dans une boucle de contenus sur la dépression et le suicide. Ou qu’un intérêt général pour la politique mène rapidement à la consultation de contenus néonazis – alors que beaucoup de contenus féministes sont censurés, sur les questions de sexualité notamment. C’est quelque chose que les influenceurs masculinistes ont très bien compris. Ils adaptent leurs stratégies et leurs contenus pour qu’ils “poppent” dans le fil d’actualité des jeunes garçons : des vidéos courtes, peu chères à produire, avec des phrases chocs. Et donc un potentiel de viralité très fort, parce que ces contenus provoquent énormément de réactions, qu’elles soient très positives ou très négatives. L’algorithme va le voir comme un contenu “populaire” et le mettre en avant pour avoir toujours plus de “vues” : la logique de fonctionnement des RSN participe, de fait, à propager ces idées antiféministes. »

Vous pointez la responsabilité des personnalités publiques qui, dans le « monde réel », légitiment ces propos…

« C’est une chose de consommer des contenus antiféministes en ligne, c’en est une autre de les relayer en tant que personnalité médiatique. Que ce soit quand Macron soutient Depardieu, quand Michel Drucker remet en question les violences dénoncées par la journaliste Marie Portolano ou quand Johnny Depp est acclamé à Cannes… toutes ces prises de position contribuent à remettre en question la parole des victimes de VSS, à propager l’idée que les femmes ont des raisons de mentir ou qu’elles sont responsables de ce qui leur arrive. »

Vous cherchez à démystifier la figure du monstre ou du marginal violent qui déteste les femmes. Les idées masculinistes sont-elles plus répandues ou normalisées que ce qu’on pourrait croire ?

« Rose Lamy vient de publier un livre sur la figure du monstre, et sur comment les hommes violents pointent toujours “pire” qu’eux – les marginaux, les étrangers, les violeurs en série – pour se dédouaner et invisibiliser leurs propres violences5. C’est bien pratique de pointer du doigt ceux qui sont censés représenter le curseur extrême de la misogynie, alors que tous ceux qui dénigrent ou remettent en question la parole des femmes, sont violents verbalement ou physiquement, participent de ce continuum de violences.

Et il y a des liens indéniables entre l’antiféminisme et l’extrême droite, d’abord idéologiquement, mais aussi parce qu’ils sont un terreau de recrutement conséquent. L’historienne du féminisme Christine Bard parle d’une “intersectionalité des haines” qui ne vise pas que les femmes, mais aussi les personnes LGBT, les personnes trans et les personnes racisées. En réalité le masculinisme traverse toutes les classes sociales, tous les camps politiques, y compris à l’extrême gauche ou dans les milieux anars ou communistes. La misogynie est un peu le socle de haine universelle… »

Les jeunes sont souvent présentés de manière condescendante et paternaliste, comme gobant bêtement tout ce que propagent les RSN. Une idée que vous combattez…

« Il faut arrêter de les prendre pour des idiots. C’est un biais qu’on a depuis les années 1990 en ce qui concerne le numérique : les jeunes seraient complètement abrutis par les écrans. C’est sûr que les écrans posent des problèmes (addiction, trouble de la concentration, dérégulation du sommeil), mais cela concerne tout le monde ! Les jeunes que je rencontre sont très conscients de la manière dont fonctionnent les RSN, des différences entre un média et un influenceur, de ce qu’est un partenariat rémunéré, de comment fonctionne un algorithme. Ils ont parfois besoin de clés de lecture en plus, mais ils sont conscients de ce qu’ils regardent et consomment. C’est pour ça que je crois beaucoup à l’éducation comme moyen de démantèlement des idées masculinistes, pour les accompagner dans leur compréhension d’un environnement médiatique qui n’est pas évident. »

Quelle est la responsabilité des médias dans cette propagation des idées masculinistes ?

« Ils traitent d’abord très mal les questions de cyberviolences, comme le cyberharcèlement ou le revenge porn6, parce qu’ils considèrent internet comme un espace étanche et sans trop de conséquences sur la vie réelle. Cela revient à dire, face à des insultes et des menaces de mort en ligne : “il suffit d’éteindre ton téléphone”. C’est, là aussi, une manière de responsabiliser la victime. Internet, les RSN et les jeux vidéos, qui relèvent de la culture populaire, sont facilement dénigrés dès qu’il s’agit de parler de violences antiféministes. On oublie vite qu’on les retrouve aussi dans les médias traditionnels, mais dans une version plus “médiatiquement correcte”, sous forme de fait-divers ou de sensationnel7. Une sorte d’antiféminisme à la sauce bourgeoise qui se dédouane en pointant du doigt les classes populaires. »

Vous mettez en avant l’idée d’une « éducation à la vie affective et sexuelle » pour lutter contre les clichés sexistes et les stéréotypes de genre…

« C’est autour de ces questions que les argumentaires masculinistes peuvent ressortir, parce qu’on parle du corps, de sa relation aux autres et aux femmes, du plaisir. À 16 ans, sans dialogue avec les parents, face aux conseils pas forcément avisés des potes, les jeunes se tournent vers les RSN pour trouver des réponses, c’est normal. Il s’agit d’engager un dialogue. L’important c’est de ne pas laisser l’éducation à la sexualité aux RSN, tout en essayant de décoder ce qu’ils peuvent voir en ligne grâce à l’EMI. Il faut aussi des espaces, en ligne ou hors ligne, où ils peuvent parler de santé mentale, exprimer des émotions autres que la colère et la haine envers les autres et eux-mêmes, tout en ayant des conseils de vrais professionnels – et non d’autres mecs qui s’engrainent entre eux à dire qu’il faut haïr les meufs parce que tout est de leur faute. Le problème, c’est qu’il y a moins de 15 % des collèges et lycées en France qui mettent en pratique ces cours. La loi de 20018 n’est pas appliquée, par manque de volonté politique et de moyens. Les profs n’ont pas le temps de les mettre en place et il n’y a souvent pas de financements pour faire venir des assos extérieures dont c’est le métier. Depuis l’abandon de l’ABCD de l’égalité en 20149, il y a eu tellement de polémiques et de coups de pression de la droite et de l’extrême droite, que les établissements ont très peur de froisser les parents et des répercussions que ça pourrait avoir. En fait, c’est le monde des adultes qui a peur d’aborder certains sujets, qui croit que c’est compliqué d’en parler avec des ados, qu’ils ne vont pas comprendre ou que ça va les perturber. Dans ma dernière classe de 6e, parler de transidentité n’a posé aucun souci et le sujet a été évacué en 5 minutes. En ne sortant pas de cette vision condescendante de la jeunesse, on s’empêche de les accompagner, de les aider à faire le tri. »

Et qu’est-ce qu’on pourra faire des adultes ?

« Je suis persuadée qu’il faudrait une vraie éducation aux médias et à l’information pour toutes les générations, et encore plus peut-être pour les moins jeunes. Une étude étasunienne de 2016 sur la propension à propager des fake news constatait que c’était les plus de 65 ans qui en partageaient le plus10, [tout comme on sait que l’âge moyen des téléspectateurs de TPMP, émission “branchée” habituée à propager des discours racistes, sexistes et homophobes, était de 52 ans en 2022, ndlr].  »

Propos recueillis par Jonas Schnyder
Violences sexistes et sexuelles, de quoi parle-t-on ?

Selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, les VSS désignent «  tout acte préjudiciable commis à l’encontre d’un individu sur la base de son genre […] et sont ancrées dans les inégalités de genre, l’abus de pouvoir et les normes pernicieuses. » Elles sont de natures diverses (sexuelle, mentale, économique, physique), de gravités variables (de l’injure sexiste au viol, en passant par la manipulation) et forment un continuum : elles sont liées entre elles et, de la gifle au féminicide, ont pour objectif de contrôler les femmes. Selon l’organisation féministe NousToutes, chaque année en France, plus d’une centaine de femmes sont tuées par leur conjoint ou ex-conjoint ; 213 000 femmes (âgées de 18 à 75 ans) déclarent avoir été victimes de violences physiques ou sexuelles ; 94 000 femmes sont victimes de viol ou de tentatives de viol. Victimes de violences ou témoin·tes ? Parlez-en. Appel gratuit et anonyme au 3919, ou au 0800 05 95 95 (du lundi au vendredi, de 9 h à 22 h). Des ressources existent autour des VSS subies par les minorités de genre, personnes musulmanes ou en situation de handicap sur le site de l’association : noustoutes.org.

Idées masculinistes et antiféministes

Les propos masculinistes et antiféministes ont en commun de s’opposer aux changements sociaux portés par les mouvements féministes, pour préserver le patriarcat, c’est-à-dire une société où les hommes exercent le pouvoir (politique, économique, culturel et idéologique), dictent les règles et dominent les femmes – jugées inférieures – avec une relative impunité. Idéologies réactionnaires ou contre-révolutionnaires, elles prétendent aussi devoir réhabiliter une condition masculine soi-disant mise à mal, tout en minimisant, invisibilisant ou justifiant les inégalités de genre, et les violences faites aux personnes qui ne rentrent pas dans leur vision du monde binaire et hétéropatriarcale11. Sous ses formes les plus extrêmes, les masculinistes aspirent à « punir » les femmes et les féministes pour leur audace à exiger – et parfois obtenir – des changements.


1 « Gérard Depardieu : la chute de l’ogre », 07/12/2023. Disponible jusqu’au 06/01/2025 sur le site de l’émission : france.tv.

2 Traduit de l’anglais par « contrecoups », il s’agit surtout d’un essai féministe parlant du retour de bâton réactionnaire alimenté par les médias face aux avancées féministes. Backlash : la guerre froide contre les femmes, de Susan Faludi (éditions Des femmes – Antoinette Fouque, 1993).

3 Rapport annuel 2024 sur l’état des lieux du sexisme en France – S’attaquer aux racines du sexisme, disponible sur leur site : haut-conseil-egalite.gouv.fr.

4 En 2021, le Wall Street Journal a mené une enquêtepour comprendre le fonctionnement de l’algorithme de Tiktok. Celui-ci, très performant, arrive à cibler très précisément les contenus auxquels on est vulnérables – et non ceux qui nous intéressent – pour nous faire rester sur la plateforme. « Inside TikTok’s Algorithm : A WSJ Video Investigation », 21/07/2021.

5 En bons pères de famille (JC Lattès, 2023).

6 Délit puni par la loi qui consiste à diffuser en ligne du contenu à caractère sexuel sans le consentement de la personne concernée et dans le but de lui nuire.

7 Lire l’ouvrage de Rose Lamy : Défaire le discours sexiste dans les médias, JC Lattès, 2021.

8 La loi de 2001 prévoit qu’une information et une éducation à la vie sexuelle et affective soit obligatoirement dispensée à raison d’au moins 3 séances annuelles dans les écoles, collèges et lycées de France.

9 Dispositifs d’enseignements de lutte contre le sexisme et les stéréotypes de genre expérimentés dans des écoles en 2013, les ABCD de l’égalité sont abandonnés par Benoît Hamon, alors ministre de l’Éducation, suite à des mouvements de protestation de parents d’élèves, comme les « Journées de retrait de l’école », principalement portées par Farida Belghoul, proche d’Alain Soral, et largement relayées par la droite et l’extrême droite.

11 Pour plus d’informations, lire notamment l’ouvrage coordonné par Christine Bard, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri, Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, PUF, 2019.

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