Marseille trop fliquée
Biffins : la traque sans fin
Ce dimanche d’avril, dans le quartier de Gèze (15e), le marché aux biffins est réduit comme peau de chagrin. Dans les couloirs étroits dessinés par les grilles des chantiers qui ceinturent les puces et le marché des forains, de tous petits étals sont timidement installés à même le sol, prêts à être remballés au moindre signal. Il y a encore quelques mois pourtant, les biffins de Gèze formaient le plus grand marché informel de France : la semaine, entre 300 et 800 vendeurs s’étalaient sur les boulevards attenants, le week-end, plus de 1 000. Héritiers des chiffonniers du XIXe siècle, ces marchands de « biffes » – vieilles étoffes sans valeur, en vieux français – offrent à une clientèle souvent précaire tout ce dont elle a besoin à petits prix. Linge, livres, cahiers, chaussures, écouteurs, bijoux, chargeurs, radiateurs d’appoint, vêtements, denrées alimentaires emballées… De la récup’, du tri, de la restauration, du recyclage. Mais le 17 octobre dernier, la mairie de Marseille a signé un arrêté interdisant la vente à la sauvette dans ce quartier où est en train de pousser un grand projet urbain : Euroméditerranée 2.
Le marché aux biffins fait partie intégrante d’un écosystème qui va des quartiers Nord au centre-ville
Depuis, la police harcèle quotidiennement les vendeurs en distribuant amendes, coups et menaces. Reportage.
« On parle toujours d’écologie et d’économie circulaire, mais les biffins qu’on réprime sont les premiers maillons de cette chaîne ! » peste Stéphanie Fernàndez-Recatalà, présidente de l’association Indicible qui aide les vendeurs à se structurer. Elle rappelle que les brocanteurs, les fripiers et tous les « Vinted » de Marseille, viennent chiner à Gèze ce qu’ils revendent « la peau des fesses » dans leurs boutiques du centre-ville. Hamid*, Kader* et celui qui se fait appeler le Vieux*, tous trois membres du récent syndicat des biffins, hochent la tête et confirment : « La clientèle est très diverse, on voit de tout. » Selon eux, le marché aux biffins fait partie intégrante d’un écosystème qui va des quartiers Nord au centre-ville.
« Historiquement les puces ont toujours été refoulées par les grands projets urbains »
Pour autant, il n’y a pas de concurrence entre les puciers, installés dans les anciens ateliers Alstom, les forains devant sur le parvis, et les biffins le long de l’avenue du Cap-Pinède et de la rue de Lyon. D’après Stéphanie, « les gens circulent parmi les strates du marché sans faire de différence. Mais pour les plus précaires, les biffins offrent la possibilité de s’équiper, s’habiller, même manger correctement à des prix vraiment accessibles ». Et la vente à la sauvette est aussi un moyen de vivre, voire de survivre pour ceux qui la pratiquent : « Avant j’étais boucher, j’ai aussi travaillé dans la sécurité, mais je me suis blessé au dos », raconte Hamid. Avec quatre enfants et une petite pension d’invalidité, ses ventes lui permettent de boucler les fins de mois. Pour le Vieux et Kader, c’est leur petite retraite de l’armée et d’ancien marin qu’ils complètent en venant à Gèze.
« Historiquement les puces ont toujours été refoulées par les grands projets urbains… » raconte Cécile, qui fait une thèse d’histoire sur le quartier. Et celles de Gèze ne dérogent pas : après Euroméditerranée dans les années 1990, sorte de quartier des affaires érigé au nord et à l’ouest du centre-ville, Euromed 2 pousse plus loin ses façades vitrées et ses tours grises en direction des quartiers Nord. Démarré dans les années 2000, le projet prend aujourd’hui les puces en étau : tout autour, des écoquartiers, des sièges d’entreprises, des bureaux et l’extension du tramway. Sur place, la valse des grues et le rythme soutenu du poc poc poc des marteaux piqueurs. « La Métropole prévoit de bâtir le nouveau quartier des Fabriques pile-poil à l’endroit des puces. Le proprio, André Coudert, a beau dire qu’il ne vendra pas, dans les faits c’est beaucoup plus flou1. D’autant qu’il laisse le marché se dégrader à petit feu2. » Des puciers et commerçants mettent déjà la clé sous la porte, dépités devant l’impossibilité de vendre leur fonds de commerce dans un lieu devenu insalubre3. « J’imagine que ça arrange bien Coudert : en cas de vente, il aura moins d’indemnisations à payer », souffle Cécile.
« Sur la question des marchés de rue, il y a souvent deux écueils : soit la criminalisation, qui donne lieu à de la répression, soit le misérabilisme, qui verse dans l’humanitaire »
À la question de savoir si l’interdiction des biffins a un lien avec ce processus, l’historienne hésite : « C’est un peu tout : Euromed, certains habitants, les élus avec l’échéance municipale qui arrive… » Elle pointe surtout « une politique de l’attente comme dans la plupart des grands projets de rénovation urbaine ». « On fait des annonces en grande pompe, et puis finalement ça prend du retard. Il y a des pressions, des négociations opaques. Tout ça se fait sur un temps très long, un temps qui n’est pas celui des gens et qui les empêche de s’organiser. » En octobre, Stéphanie et elle ont tenté de faire casser l’arrêté d’interdiction de vente à la sauvette, mais « peine perdue : c’est considéré comme un délit de toute façon ».
« Sur la question des marchés de rue, il y a souvent deux écueils : soit la criminalisation, qui donne lieu à de la répression, soit le misérabilisme, qui verse dans l’humanitaire », explique Cécile. À Gèze, il semble que la mairie se soit vautrée dans le premier. Nombreux sont les biffins qui témoignent du harcèlement de la police, municipale comme nationale. « Elle vient tous les jours, plusieurs fois par jour ! » désespère le Vieux. « Elle distribue des amendes de 135 euros, 300 pour les véhicules, voire la fourrière ! » renchérit Hamid. Il raconte qu’un jeune Albanais s’est fait enlever sa voiture avec tous ses papiers administratifs à l’intérieur, mais qu’insolvable, il n’a rien pu récupérer. Kader ajoute : « Nos marchandises sont confisquées et jetées… » Pour couronner le tout, les clients, qui ne savent plus sur quel pied danser, viennent de moins en moins. « Dans cette ambiance de répression, avec une clientèle aléatoire, sans sécurité, la tension monte entre biffins, explique Cécile. Avant, il y avait quelques embrouilles, mais le marché, très divers, s’autorégulait, et les conflits étaient vite absorbés. Aujourd’hui, ceux qui reviennent sont ceux qui n’ont que ça pour survivre. L’atmosphère est lourde et les gens sont tendus. »
« Ils sont des travailleurs comme les autres »
Cécile raconte une intervention de la police municipale, un après-midi de mars : « C’était pendant le ramadan, tout le monde était un peu stone. Les flics ont débarqué en fanfare et un des biffins, qui rangeait son matériel, s’est violemment fait attraper par le col. » Elle sort son téléphone pour filmer la scène. « Là ils me tombent dessus et menacent de m’embarquer si je n’efface pas la vidéo. » Des ouvriers du chantier du tram, à proximité, s’interposent : « Les flics se mettent à les invectiver et les menacer avec leurs tasers. » La tension monte et un ouvrier est plaqué, la gorge contre une barrière de sécurité. « Le chef de chantier a réussi à calmer le jeu. De mon côté, j’ai cédé et effacé la vidéo. » Plus tard, quand Stéphanie et Cécile repasseront devant les agents, ils leur décocheront un : « C’est à cause de vous que la France est dans cet état ! »
Pour faire face à cette violence et essayer de trouver une solution, les biffins ont monté leur propre syndicat. « Façon de montrer qu’ils sont des travailleurs comme les autres », explique Stéphanie. Leur revendication ? Une réinstallation un peu plus loin, boulevard Frédéric Sauvage, le week-end, dans un premier temps. « Les biffins se sont mis d’accord sur un prix de cinq euros l’emplacement. Cela servira à payer des placiers, une sécurité et le nettoyage. » Dans un second temps : la mise à disposition d’un terrain en plein air avec convention de la mairie, d’un minimum de trois ans renouvelables, et l’obligation d’être relogés si le terrain venait à être vendu. Pour gérer un tel marché, Hamid est confiant : « On saura faire ! »
*Les prénoms ont été modifiés.
1 Sur le site du projet, on peut lire que le marché demeurera « tant dans sa localisation que dans son usage », mais qu’Euromed et le propriétaire « étudient actuellement un projet de rénovation »…
2 En 2021, l’association des commerçants du marché aux puces assignait André Coudert en justice. L’ordonnance rendue par le tribunal pointait des locaux dans un « état édifiant de saleté, le sol étant défoncé et recouvert de détritus de toutes origine, alors même que les charges sollicitées par le bailleur englobent des frais d’entretien. »
3 En 2019, Marsactu comptait déjà 69 stands fermés. Le journal racontait également comment l’historique boucherie Slimani, spécialiste de viande halal, avait baissé son rideau. Lire sur leur site « Marché aux puces : radiographie d’une puissance économique informelle » (26/04/2019) et « Le marché aux puces perd son boucher et une tranche de son histoire » (01/11/2019).
Cet article a été publié dans
CQFD n°241 (mai 2025)
Dans ce numéro, on se penche sur le déni du passé colonial et de ses répercussions sur la société d’aujourd’hui. Avec l’historien Benjamin Stora, on revient sur les rapports toujours houleux entre la France et l’Algérie. Puis le sociologue Saïd Bouamama nous invite à « décoloniser nos organisations militantes ». Hors dossier, on revient sur la révolte de la jeunesse serbe et on se penche sur l’enfer que fait vivre l’Anef (Administration numérique des étrangers en France) à celles et ceux qui doivent renouveler leur titre de séjour.
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Paru dans CQFD n°241 (mai 2025)
Par
Illustré par Triton
Mis en ligne le 18.05.2025
Dans CQFD n°241 (mai 2025)
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