Les soulèvements de Nanterre

Révolte des quartiers : « Il y a une rationalité dans les cibles qui sont choisies »

Depuis la mort de Nahel, tué par la police lors d’un contrôle routier le 27 juin à Nanterre, des révoltes ont éclaté un peu partout en France. On en parle avec le sociologue Julien Talpin.
Photo de Serge d’Ignazio

Le mardi 27 juin à Nanterre (Hauts-de-Seine), Nahel, 17 ans, était tué par la police d’une balle dans le cœur après un refus d’obtempérer. La version des flics – légitime défense, pour ne pas changer – est rapidement contredite par une vidéo. Une énième mort qui s’inscrit dans un contexte de répression croissante des quartiers populaires par la police, notamment depuis la loi de 2017 sur la légitime défense, qui a vu se multiplier par deux le nombre de décès, tout particulièrement pour refus d’obtempérer1. Dans toute la France, des révoltes urbaines éclatent. Pourquoi Nahel est-il mort ? Où en sont les rapports entre l’État, la police et les quartiers populaires ? Qu’est-ce qui a changé depuis la révolte des banlieues de 2005 ? Entretien avec Julien Talpin, sociologue (CNRS/université de Lille) et auteur de plusieurs ouvrages sur les quartiers2.

Après la mort de Nahel, la machine politico-médiatique s’est rapidement emballée, criminalisant la victime et dépolitisant la révolte. Quel rôle jouent les médias dans ce genre de situation ?

« L’existence d’une vidéo dévoilant les circonstances du drame a brouillé les réactions des médias dans les premiers jours : les images prouvaient qu’en plus de tuer, la police mentait, ce qui a désarçonné le récit médiatique dominant qui reprend habituellement la version policière. Mais cela n’a évidemment pas duré et on est vite revenu à un discours répressif. Ce qui m’a frappé, c’est la convergence entre le récit gouvernemental et le récit médiatique sur la pathologisation, les jeux vidéos, la responsabilisation des parents… »

Au-delà des classiques appels à l’apaisement d’une partie de la classe politique, on se retrouve encore une fois face à une rhétorique selon laquelle les révoltés se tromperaient de cible…

« La question des cibles est importante. Même si on n’a pas encore les chiffres, il faut souligner et rappeler que les premières cibles des émeutes ont été des institutions publiques, comme les commissariats et les mairies. Il y a une rationalité là-dedans. À Roubaix par exemple, un centre culturel assez élitiste, qui ne touche pas les gens des quartiers populaires, a été en partie détruit ; juste en face, la piscine, dont les salariés et usagers sont des gens du quartier, n’a pas été touchée. »

Pourquoi les révoltes se concentrent-elles dans les quartiers et non dans les centres-villes et les lieux de pouvoir ?

« À mon sens, c’est d’abord une bonne tactique pour se prémunir de la répression policière : quand les révoltes ont lieu sur ton territoire, tu maîtrises la topographie, les fuites possibles, les planques, etc. Dans les centres, on est sur le terrain de l’adversaire, que la police maîtrise, et l’on est bien plus la proie de la répression et de la violence.

« Les images prouvaient qu’en plus de tuer, la police mentait »

Pour celles qui ont eu lieu en centre-ville, comme à Marseille ou à Lyon, c’est sans doute parce qu’on y trouve encore des quartiers populaires. Peut-être aussi qu’il faut signaler des tentatives de convergences avec les milieux autonomes, libertaires et d’extrême gauche, qui font évoluer la géographie de la révolte. Ce qui n’était pas le cas en 2005. »

Justement, qu’est-ce qui a changé depuis les révoltes de 2005 ?

« D’un côté, il y a un vrai changement niveau armement de la police et techniques d’intervention, avec un rapport aux quartiers beaucoup plus violent du fait de la forte militarisation de la police. Mais aussi plus distant, vu le plus faible ancrage des policiers dans les quartiers.

De l’autre côté, dans les quartiers, la marginalisation sociale reste la norme : les conditions systémiques de la précarité, du chômage de masse, des discriminations raciales, etc., rien n’a bougé. Les conditions objectives qui peuvent conduire à la révolte sont toujours là, voire se sont accentuées ces dernières années. La précarité s’est accrue, notamment à cause du confinement qui a été très dur pour les habitants des quartiers, de l’inflation et des hausses de charges ces derniers mois. »

Dans un de tes ouvrages, tu expliques que les quartiers ne sont pas des déserts politiques, mais que l’État fait en sorte de les dépolitiser et de les démobiliser au moyen d’une « répression à bas bruit ». Que veux-tu dire ?

« Depuis 2005, les corps intermédiaires dans les quartiers ont été fragilisés. À l’époque, on avait vite vu émerger des acteurs associatifs, qui à la fois appelaient au calme et essayaient de proposer un débouché politique aux révoltes. Aujourd’hui, on les entend peu, notamment parce qu’un certain nombre d’associations n’existent plus, que les montants financiers dédiés à la vie associative sont en forte diminution.

« Les gouvernements successifs ont donc fait le choix d’une cogestion du maintien de l’ordre avec des syndicats de police majoritairement proches de l’extrême droite »

Les associations sont perçues comme “séparatistes” ou ennemies de la République. Depuis la loi “Séparatisme” de 2021 et le contrat d’engagement républicain (CER)3, c’est l’ensemble de la vie associative qui se voit criminalisée. La cause se trouve en partie dans des erreurs d’analyse et une mauvaise compréhension de ce qui se passe dans les quartiers. Il règne chez les élites une lecture postcoloniale liée à des représentations caricaturales de l’islam… Les politiques publiques sont très peu nourries par les sciences sociales, au profit de polémistes médiatiques comme Mohamed Sifaoui ou Caroline Fourest.

Ce sont ces décisions erratiques et cet aveuglement idéologique qui pètent à la gueule des décideurs aujourd’hui. »

Juste après le début de la révolte, un communiqué des syndicats Alliance et Unsa-Police parlait de « mettre hors d’état de nuire » les « hordes sauvages » et menaçait d’entrer « en résistance »4

« Ce communiqué montre au sein de la police une montée en puissance d’un discours quasi factieux. Mais ce n’est pas une première, on avait eu des communiqués du même ordre ces dernières années, avec des menaces de séditions à demi-mot de la part d’anciens militaires, par exemple5.

De manière générale, des gouvernements à la légitimité démocratique de plus en plus fragile font aujourd’hui face à des mouvements sociaux usant de modes d’action de plus en plus directs. Les gouvernements successifs ont donc fait le choix d’une cogestion du maintien de l’ordre avec des syndicats de police majoritairement proches de l’extrême droite. Cela se ressent directement dans les pratiques policières ; sur le terrain, le sentiment d’impunité des policiers est tel qu’ils se lâchent beaucoup plus que par le passé. »

On se rappelle le puissant discours de l’autrice afro-américaine Kimberly Jones après la mort de George Floyd en 20206. Est-ce qu’en France aussi, le contrat social est rompu, et le jeu truqué ?

« Cela fait complètement écho à la situation en France. Les moments de révolte trouvent leur source dans un sentiment qui existe déjà en temps ordinaire mais de façon plus diffuse, où l’on se dit : “On est des citoyens de seconde zone, on a moins de droits que les autres, la République ne nous traite pas comme des personnes à part entière.

Aujourd’hui [le 2 juillet], même s’il y a un déclin relatif de la mobilisation, il suffit d’une étincelle pour que ça reparte. Le gouvernement ne semble pas prêt à lâcher grand-chose et s’apprête à poursuivre la répression, alors qu’il y aurait tellement de choses à faire pour améliorer la situation (désarmement, fin des contrôles d’identité, indépendance de l’IGPN, etc.). Quoi qu’il en soit, ces révoltes posent un rapport de force qui va laisser des traces. »

Propos recueillis par Jonas Schnyder

1 Loi du 28 février 2017, « relative à la sécurité publique », dite « permis de tuer ». Elle autorise les keufs à tirer lorsque les occupants d’un véhicule sont « susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ».

2 Notamment Bâillonner les quartiers – Comment le pouvoir réprime les mobilisations populaires (Les Étaques, 2020) et L’Épreuve de la discrimination – Enquête dans les quartiers populaires (PUF, 2021).

3 Lire « Chantage à l’idéologie républicaine », CQFD n° 221 (juin 2023).

4 Communiqué de presse du 30 juin 2023.

5 En avril 2021, le site du journal d’extrême droite Valeurs actuelles publie une tribune signée par une vingtaine d’anciens généraux menaçant d’un coup d’État militaire.

6 « Quand ils demandent pourquoi nous mettons le feu à nos propres quartiers… Ces quartiers ne sont pas à nous ! Nous, nous ne possédons rien ! Il y a un contrat social qui nous lie tous, selon lequel si je vole, ou si vous volez, alors la personne dépositaire de l’autorité publique arrive pour prendre en charge cette situation. […] Vous avez rompu le contrat ! Quand vous nous tuez dans la rue et que vous vous en fichez ! »

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Cet article a été publié dans

CQFD n°222 (juillet 2023)

Le dossier du mois n’est pas vraiment un dossier, plutôt une respiration estivale dans la grisaille sociale, à base de jeux de bon aloi, type « carte anti-touristique de Marseille » ou grand test « quel type de gentrificateur êtes-vous ». Du costaud pour frimer sur la plage. Pour le reste, on y cause étincelles & émeutes, Soulèvements de la terre en Maurienne, répression pseudo-anti-terroriste, mysticisme techno-sécuritaire ou chevauchées de Makhno. Du rire et des larmes de rage, quoi, au dosage millimétré.

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