Entretien avec Olivier Tesquet

« La France est l’un des pays les plus envoûtés par le mysticisme technosécuritaire »

Activation des objets connectés à distance, surveillance des journalistes, expérimentation de la reconnaissance faciale… Depuis quelques mois, les projets de lois liberticides se multiplient. Et même si tous n’aboutissent pas, le discours technosécuritaire est de plus en plus hégémonique. Entretien.
Illustration de Théo Bédart

Début juin, le Sénat adoptait l’article 3 de la loi Justice, qui prévoit la possibilité d’activer à distance des objets connectés (téléphone, ordinateur…) pour récupérer des informations dans le cadre d’enquêtes1. Dans la foulée, il tentait de repêcher des dispositions sécuritaires écartées de la loi JO 20242 en validant, le 12 juin, l’expérimentation sur trois ans de la reconnaissance faciale en temps réel dans l’espace public. Au niveau européen, le Media Freedom Act, officiellement en faveur de la liberté de la presse, permettra de piéger les téléphones des journalistes au moyen de logiciels espions afin de les surveiller3. On fait le point avec Olivier Tesquet, journaliste à Télérama spécialisé dans les technologies numériques et la surveillance, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet4.

On pensait avoir échappé à la reconnaissance faciale, écartée de la loi JO 2024. Elle revient par une autre porte ?

« Dans le cadre de la loi JO 2024, la ligne rouge concernant la reconnaissance faciale s’était révélée plus difficile à franchir que prévu pour le gouvernement. En adoptant cette proposition de loi visant à créer un cadre d’expérimentation pour la reconnaissance faciale, le Sénat prépare le terrain en fabriquant de l’acceptabilité. Et même si cette proposition de loi a peu de chance d’être votée par l’Assemblée, c’est un calcul stratégique : on banalise les discours, les arguments et les technologies en question, on fabrique du consentement et l’on prépare les esprits au déploiement de ces technologies comme s’il était inéluctable.

« Quand les technologies sont sorties de la boîte, c’est extrêmement difficile de les y remettre »

C’était la même histoire avec l’usage des drones dans le cadre du maintien de l’ordre. L’ancien préfet de police Didier Lallement les utilisait sur le terrain, le Conseil d’État a d’abord dit “non”, suivi par le Conseil constitutionnel qui a censuré ces dispositions dans la loi Sécurité globale. Mais ils ont finalement réussi à en légaliser l’usage par le biais d’un autre véhicule législatif, la loi sur la responsabilité pénale. Il y a un “effet cliquet” : quand les technologies sont sorties de la boîte, c’est extrêmement difficile de les y remettre. »

Les arguments semblent toujours les mêmes : la lutte antiterroriste, et la nécessité d’encadrer des technologies « déjà-là ».

« Ce sont deux éléments assez stables de l’obsession technosécuritaire : la légalisation a posteriori, où on légifère à l’envers afin d’autoriser des technologies déjà en usage ; et la lutte contre le terrorisme. Ce sont deux arguments-massues auxquels il est très difficile de s’opposer, et qui sont utilisés quasi systématiquement lorsqu’il s’agit du déploiement de technologies sécuritaires, alors même que rien ne prouve qu’elles soient efficaces par rapport à leurs objectifs.

« On prépare les esprits au déploiement de ces technologies comme s’il était inéluctable »

Ce qui est encore plus curieux, c’est que moins une technologie fonctionne, plus on va tenter de la perfectionner et plus on va la déployer dans des versions encore plus intrusives : on impose la vidéosurveillance partout et, face aux doutes et critiques, on passe à la vidéosurveillance algorithmique puis à la reconnaissance faciale, sans savoir si elles sont efficaces. On est sortis du domaine de la rationalité scientifique pour rentrer dans celui de l’irrationalité quasi religieuse. »

À qui profite cette croyance dans le pouvoir magique de la technologie ?

« Elle profite évidemment aux industriels qui fabriquent ces technologies, qui en tirent d’importants bénéfices5. Ensuite, pour les politiques, le discours sécuritaire est devenu un rituel d’accession au pouvoir, un élément stable de leurs programmes, car c’est un discours rémunérateur. L’actuel maire de Nice, Christian Estrosi, en est un exemple chimiquement pur : il a fait campagne sur la sécurité, a fait de Nice une ville pionnière dans la vidéosurveillance, et entretient ce discours comme une forme de rente lui garantissant une longévité politique. C’est le genre de programme qui permet de prétendre agir, avec des installations visibles et valorisables, et qu’importe si la technologie n’a pas fait la preuve de son efficacité, voire a fait la démonstration de son inefficacité. »

Dans l’émission C Ce soir à laquelle tu as participé, la spécialiste des enjeux géopolitiques des technologies Asma Mallah expliquait qu’on est passé d’un droit à la sûreté à un droit à la sécurité6. Quelle est la différence ?

« La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme le droit à la sûreté, c’est-à-dire le droit d’être protégé contre l’arbitraire de l’État. Depuis une quarantaine d’années, celui-ci a été travesti par les gouvernements successifs, droite et gauche confondues, en “droit à la sécurité”, qui est la possibilité pour l’État de violer de manière arbitraire les libertés des citoyens. »

Dans les considérants de la dissolution des Soulèvements de la Terre, on retrouve notamment pour argument le fait de laisser son téléphone mobile chez soi ou de le mettre en « mode avion » afin d’éviter le bornage. Est-il devenu interdit de se protéger ?

« C’est un exemple supplémentaire de la manière dont l’État utilise la notion floue de terrorisme à des fins politiques ; ici, la répression contre les mouvements écologistes qui, même si elle n’est pas nouvelle (rappelons-nous la débauche de moyens technologiques pour pas grand-chose à Bure), s’aggrave. On va vers une criminalisation de la furtivité : l’utilisation de certains outils, comme Tails ou une messagerie chiffrée, est considérée comme suspecte. C’est comme quand, en manifestation, apporter du sérum physiologique ou se protéger physiquement deviennent des éléments incriminants. D’un côté, le pouvoir se raidit, devient de plus en plus violent, se dote d’outils de plus en plus intrusifs ; de l’autre, on dénie aux citoyens la possibilité de se protéger contre l’arbitraire de ce pouvoir. »

Au niveau européen, le contrôle technologique des frontières semble faire exception à toute réglementation…

« Historiquement, les stratégies de surveillance de la police, même avant l’irruption de la technologie, ont toujours ciblé les catégories de population considérées comme “dangereuses” : les pauvres, les nomades, les ouvriers, les vagabonds… et aujourd’hui, les personnes exilées. Et l’Union européenne se comporte comme un laboratoire de recherche et de développement technosécuritaire, qui installe et teste littéralement in vivo ces dispositifs7 sur des personnes auxquelles on dénie déjà un certain nombre de droits fondamentaux. L’AI Act (règlement sur l’intelligence artificielle) en est un bon exemple. Adopté par le Parlement européen mi-juin afin de réglementer les systèmes de surveillance algorithmique, notamment en les classant en fonction des “risques” qu’ils posent, il renonce à agir sur les technologies sécuritaires déjà utilisées aux frontières.8 »

Mis bout à bout, tout cela dessine un contexte inquiétant. C’est comme si rien ne pouvait contrer la logique technosécuritaire à l’œuvre.

« En 2008, des personnalités de tous bords politiques s’étaient indignées du projet Edvige, qui visait à ficher les opinions politiques, syndicales et religieuses des Français à partir de l’âge de 13 ans. Aujourd’hui, même si certains tirent la sonnette d’alarme9, plus grand monde ne prend position. La digue est en train de céder, et la France fait partie des pays les plus envoûtés par cette espèce de mysticisme technosécuritaire, comme le chef de file de cette course en avant. C’est pour cela qu’il faut poser collectivement des diagnostics et imposer un débat politique – et non technique – sur ce sujet. Il faut s’organiser, faire du bruit et, comme disait Günther Anders, inquiéter son voisin comme soi-même. »

Propos recueillis par Jonas Schnyder

1 Le projet de loi d’orientation et de programmation de la justice (LOPJ), actuellement en discussion à l’Assemblée, prévoit notamment l’activation à distance des caméras, des micros et de la géolocalisation d’objets connectés, pour toute personne impliquée dans un crime ou délit puni d’au moins 10 ans de prison.

2 Voir « Olympiades du cyberflicage », CQFD n° 218 (mars 2023).

3 . Voir l’article d’Olivier Tesquet « L’espionnage des journalistes bientôt autorisé par une loi européenne ? », Télérama (21/06/2023).

4 Notamment À la trace (2020) et État d’urgence technologique (2021), aux éditions Premier Parallèle.

6 . « I.A. : vers une société de surveillance ? », C Ce soir (France 5, 15/06/23).

7 Citons ItFlows (prédiction des flux migratoires) et iBorderCtrl (reconnaissance des émotions humaines lors des contrôles).

9 Dans son rapport annuel publié mi-juin, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) s’inquiète des progrès de l’espionnage des milieux politiques et syndicaux. Voir l’article « Les services de renseignement s’intéressent de plus en plus aux militants », Politis (16/06/2023).

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CQFD n°222 (juillet 2023)

Le dossier du mois n’est pas vraiment un dossier, plutôt une respiration estivale dans la grisaille sociale, à base de jeux de bon aloi, type « carte anti-touristique de Marseille » ou grand test « quel type de gentrificateur êtes-vous ». Du costaud pour frimer sur la plage. Pour le reste, on y cause étincelles & émeutes, Soulèvements de la terre en Maurienne, répression pseudo-anti-terroriste, mysticisme techno-sécuritaire ou chevauchées de Makhno. Du rire et des larmes de rage, quoi, au dosage millimétré.

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