Depuis Marseille la Comorienne

Wuambushu : « La France attise les haines »

On dit de Marseille qu’elle est la première ville comorienne au monde. Rencontre avec des membres de l’immense communauté qu’elle abrite, pour le moins préoccupés alors qu’à Mayotte vient de démarrer Wuambushu, vaste opération militaro-policière aux relents coloniaux.
Par Djaber

« Les gens en parlent beaucoup, il y a de la colère, de l’inquiétude. Ils ont peur que des proches à eux se fassent expulser », confie Oumouri Kassim. Cette figure du Marseille comorien, installée ici depuis plus de vingt ans, est notamment journaliste à RCM13 (pour Radio Comores Marseille) – une station basée dans la cité phocéenne mais qui émet sur les ondes hertziennes des Comores. Elle serait même selon lui la radio la plus écoutée là-bas et représente forcément un porte-voix recherché : «  Il y a quelques jours, on a voulu faire une émission spéciale consacrée à l’Aïd, mais les personnes que j’ai contactées – des imams, des influenceurs… – ne voulaient parler que de Wuambushu.  »

Une campagne de « restauration de la paix républicaine » dans le plus pur style de l’extrême droite

Wuambushu, terme mahorais qui signifie « reprise en main », est le nom de la vaste opération qui mobilise depuis fin avril quelque 1 800 policiers et gendarmes à Mayotte, petit territoire français coincé dans l’océan Indien entre le continent africain et Madagascar. Le but affiché : lutter contre une insécurité galopante, l’immigration clandestine ou encore les bidonvilles (appelés bangas sur place). Une campagne de « restauration de la paix républicaine » (dixit le ministre de l’Intérieur) qui assimile, dans le plus pur style de l’extrême droite, délinquance, migration, pauvreté… en ciblant clairement les Comoriens. Pas loin d’un habitant sur deux du plus récent des départements français (depuis 2011 seulement) est de nationalité étrangère. Selon l’Insee, 95 % de ceux-ci sont en fait des ressortissants des trois îles voisines, appartenant au même archipel que Mayotte, aujourd’hui réunies et indépendantes au sein de l’union des Comores : Grande Comore (Ngazidja), Mohéli (Mwali), Anjouan (Ndzuwani).

L’affaire fait sans doute plus parler à Marseille que dans toute autre ville de l’Hexagone, et pour cause : on dit de la cité phocéenne qu’elle est la première ville comorienne au monde, ou encore la cinquième île de l’archipel. 80 000, 100 000, voire 120 000 personnes – 10 % de la population totale de l’agglomération ! – y seraient comoriennes ou d’origine comorienne. Des chiffres impossibles à affiner, mais qui placent la préfecture des Bouches-du-Rhône loin devant Moroni, la capitale des Comores, et ses quelque 60 000 habitants.

« Le gouvernement cherche à nous faire croire qu’il a trouvé la solution »

« Mayotte est bien plus pauvre et sous-équipée que les autres départements d’outre-mer1, c’en est honteux, reprend Oumouri Kassim. Mais les Comoriens prendront toujours le risque de traverser en kwassa kwassa2 parce que c’est encore plus pauvre chez eux. Ils viennent pour travailler, se faire soigner. Ils n’ont rien à voir avec la délinquance ! » Politiques et médias pointent comme cause de tous les maux des bandes de « jeunes déscolarisés, beaucoup en situation irrégulière », selon les mots de Gérald Darmanin. Mais pour le journaliste, Wuambushu ne résoudra rien : « Ces jeunes qui cassent, volent, s’emboucanent avec la police sont pour beaucoup des mineurs nés à Mayotte qui se retrouvent sans leurs parents, qui ont été expulsés. Où veulent-ils les renvoyer ? Ce qu’il faut, c’est les encadrer. » Et il soupire : « Le gouvernement français cherche juste à nous faire croire qu’il a trouvé la solution, mais c’est faux. »

S’il revendique la «  liberté de ton » que lui confère son implantation à l’étranger, Oumouri Kassim n’est pas pour autant un adversaire du régime en place aux Comores, lui qui posait en mars tout sourire aux côtés du président Azali Assoumani sur son Instagram aux 19 000 abonnés. Autre ambiance une semaine avant notre rencontre, sur le Vieux-Port : ici se réunissent chaque dimanche depuis 20193 des opposants politiques comoriens. Mais ce 16 avril, la cinquantaine de personnes rassemblées devant un drapeau comorien et une banderole proclamant « Mayotte est comorienne et le restera à jamais » est venue spécialement pour dire son rejet de l’opération Wuambushu.

« Qu’on soit dans une île de l’archipel ou dans une autre, on est chez nous »

Parmi les participants, l’un des initiateurs de ces rendez-vous dominicaux, Dini Nassur, écrivain et ancien ministre comorien aujourd’hui réfugié à Marseille : « La France s’apprête en fait à expulser les Comoriens de chez eux car, du point de vue du droit international, Mayotte appartient aux Comores. Qu’on soit dans une île de l’archipel ou dans une autre, on est chez nous4. » Et de rappeler les conditions pour le moins particulières via lesquelles Mayotte est restée française en 1975 alors que le reste des Comores accédait à l’indépendance : « Mayotte est la seule île qui a voté contre l’indépendance. Mais est-ce qu’on peut imaginer un référendum dont le résultat ne s’appliquerait pas à Marseille parce qu’ici on a voté contre ? On n’a jamais vu ça nulle part ailleurs5. »

« On est un peuple »

« C’est difficile pour un Comorien de dire de quelle île il est, poursuit Dini Nassur. On a tout mélangé : le sang, la culture, les langues. On est un peuple. Moi je suis originaire de Grande Comore, mais j’ai de la famille à Mayotte ! ». Tous nos interlocuteurs confirment avoir des proches indistinctement originaires des Comores indépendantes et de Mayotte, comme Ibrahima Farid qui nous parle en riant de son père mahorais et de sa mère comorienne. Ce quadragénaire, qui anime une page communautaire sur Facebook, Océan infos media, rappelle que « les Comoriens venaient librement à Mayotte, allaient voir leur famille, se mariaient. C’était avant la mise en place de cette politique soi-disant migratoire, imposée depuis le visa Balladur ». Du nom du Premier ministre alors en poste, ce visa d’entrée est exigé depuis 1995 aux Comoriens désirant rallier Mayotte – une mesure qui venait concrétiser la frontière entre cette dernière et le reste de l’archipel. « Beaucoup des Comoriens présents à Mayotte sont là depuis des décennies et ont des enfants scolarisés même s’ils n’ont pas de papiers, complète Ibrahima Farid. Ce sont eux que les autorités voudraient déporter massivement ! »

Des mots très durs pour fustiger Wuambushu

Ibrahima Farid n’est pas le seul des Comoriens de Marseille à utiliser des mots très durs pour fustiger Wuambushu. Dini Nassur évoque un « crime contre l’humanité » d’une France prête à des « déplacements forcés de populations ». D’autres dénoncent des «  rafles  » ou, plus déroutant, un «  génocide  ». Une escalade verbale qui dit l’exaspération d’une partie de la communauté comorienne. Et qui répond au déversement de propos abjects du camp pro-Wuambushu, élus mahorais en tête6. De quoi donner crédit à Oumouri Kassim ou Dini Nassur quand ils disent craindre désormais « une guerre civile » à Mayotte entre Mahorais et Comoriens, même installés légalement.

Une « vitrine de la politique migratoire » de la France

Bichara Mohamed a rejoint la France pour étudier. Elle qui milite aujourd’hui au sein du collectif Marseille contre la loi Darmanin est venue au rassemblement sur le Vieux-Port pour rappeler que Wuambushu se veut une « vitrine de la politique migratoire raciste que Darmanin veut appliquer sur tout le territoire » : « La France attise les haines. Elle n’arrête pas de dire que l’île de Mayotte est trop petite, qu’il faut renvoyer les Comoriens si les Mahorais veulent vivre mieux. » Et elle souligne : « Résultat, aux dernières élections présidentielles, c’est le RN qui l’a emporté à Mayotte ! »

À l’heure où nous mettons sous presse, l’opération, longtemps tenue secrète, fait la une en France comme aux Comores. Mais elle rencontre des difficultés croissantes : critiques nourries des organisations de défense des droits humains, bataille judiciaire autour de la légalité des expulsions et des destructions de bangas ou encore crise diplomatique avec l’union des Comores, visiblement sous pression d’une population remontée contre la France. Wuambushu semble pour l’heure moins résoudre les problèmes que les révéler au grand jour. Et mobilise nombre de Comoriens, au pays ou en exil, nous assure Dini Nassur : « Ils ont cru que ça irait comme sur des roulettes de bulldozer. Mais on va continuer à manifester, ici comme au pays. La France ne sera pas tranquille. »

Benoît Godin

1 De fait, Mayotte est de loin le département le plus pauvre de France : le niveau de vie médian y est sept fois plus faible qu’au niveau national (Insee).

2 Canots de pêche à moteur, utilisés par les Comoriens pour rallier illégalement Mayotte.

3 Le 24 mars 2019, le président comorien Azali Assoumani, était réélu dans des circonstances peu démocratiques : candidats d’opposition écartés, fraudes… Un « coup d’État institutionnel » suivi de nombreux troubles dans le pays.

4 Mayotte est encore aujourd’hui officiellement revendiquée par l’Union des Comores.

5 Lire « Mayotte, chronique d’une colonisation consentie », Afrique XXI (23/04/2023).

6 « Ces délinquants, ces voyous, ces terroristes, à un moment donné il faut peut-être en tuer », a déclaré le 24 avril à la télévision locale Salime Mdéré, premier vice-président divers droite du Conseil départemental de Mayotte. Trois jours plus tard, la députée (soi-disant centriste) Estelle Youssoufa rapportait de prétendus propos de Mahorais sur BFM, sans les condamner : « Il faut exterminer ces vermines, il faut en finir. »

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CQFD n°220 (mai 2023)

CQFD fête ses 20 ans d’existence ! Notre numéro 0 est en effet paru en avril 2003, notre numéro 1 le mois suivant… Un média indépendant qui tient deux décennies, qui plus est sur papier et toujours en kiosque, ce n’est pas si courant et on s’est dit que cela méritait d’être célébré ! Voici donc un numéro anniversaire (40 pages au lieu de 24 s’il vous plaît) avec un copieux dossier consacré à la vie trépidante du Chien rouge.
Mais on parle aussi de bien d’autres choses : depuis l’opération militaro-policière Wuambushu vue depuis Marseille (première ville comorienne du monde) à un entretien avec Lise Foisneau autour de son livre consacré aux Roms de Provence, des exploitées de la crevette au Maroc jusqu’aux victimes de crimes policiers au Sénégal en passant par les luttes pas toujours évidentes contre les barrages en Thaïlande... Et le mouvement social qui se poursuit encore et encore, évidemment ! On lâche rien !

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