Dossier spécial

Tous terroristes ?

Un spectre hante la France (et le monde), celui de l’antiterrorisme. Présenté comme bouclier impératif face aux dangers qui menaceraient l’Hexagone, il fourbit ses armes sur un tapis de peur. Ledit « terrorisme » étant posé comme mal absolu, Dark Vador des JT, sa simple évocation permet de désamorcer toute critique, légitimer les pires dévoiements technologiques et disqualifier tous ceux qui menacent l’ordre étatique. Au nom de l’antiterro, recyclé à toutes les sauces, étymologiquement distordu1 et disséminé dans les pratiques policières, une machine toujours plus omnisciente et répressive étend ses filets.

« Qui pourrait prôner sans rougir la décroissance sécuritaire à des électeurs entretenus dans leurs peurs quotidiennes ? » s’interroge l’ancien cadre des services de renseignement François Thuillier dans La révolution antiterroriste – ce que le terrorisme a fait de nous (Temps Présent, 2023). Et l’expert repenti de dépeindre un État « réduit au rôle d’aboyeur, l’œil furieux, les côtes saillantes, rongeant cet os maigrelet que ses nouveaux maîtres néolibéraux lui laissent désormais, tirant sur sa chaîne à la vue d’étrangers  ».

À l’heure où un pays massacre une population entière au nom d’actes terroristes, à l’heure où – à moindre échelle et dans un tout autre contexte – tombe le verdict salé et grotesque des inculpés du 8 décembre, on a voulu se pencher sur le sujet avec nos propres armes, loin du tumulte des tueries. Que dire en effet sur les enfers sanglants du Bataclan, de Charlie Hebdo ou de l’esplanade de Nice, hormis que ce sont les déjections d’un ordre géopolitique qui nous débecte mais sur lequel nous n’avons pas prise, ou alors à la marge ? Au-delà de ces rares irruptions de vendetta fanatique répondant à des motivations aux exacts antipodes des luttes sociales, nous voyons par contre la récupération, l’instrumentalisation, la machine à amplifier les haines si promptes à jaillir sur les soubresauts de l’actualité pour proclamer la guerre contre l’ennemi intérieur et claironner l’état d’urgence perpétuel. Un emballement qui va de pair avec une islamophobie et un racisme galopants, mais aussi une extension politique du domaine de l’antiterrorisme, déployée sur un éventail de luttes toujours plus large. Les agitateurs de peurs parlent de « jiadhisme d’atmosphère » (Gilles fucking Kepel), nous parlerons pour notre part d’antiterrorisme d’atmosphère.

Dans ce magma bruyant, pas question pour nous d’aborder l’antiterro à la manière des flics ou des médias de masse, galvanisés par le bruit et la fureur des lendemains d’attentats. Pour échafauder ce dossier, nous sommes partis d’un point de vue subjectif : celui des luttes dont nous sommes proches. Focale n’étant pas synonyme de repli sur nos nombrils, tant les fils tirés ouvrent à d’autres horizons. Ce que l’on scrute ici, c’est la diffusion d’une gouvernance technosécuritaire polymorphe qui s’exerce aussi bien dans les tribunaux que les prisons, le maintien de l’ordre que le marché de l’armement, la parole politique que la surveillance, et qui impacte autant le militantisme ordinaire que l’action de groupes armés, le quotidien des exilés que celui des vigipiratés. Se mêlent dans les pages qui suivent parole de chercheurs et témoignages de militants, entretiens, reportages et verbatims, tous en quête du grain de sable à glisser dans les rouages d’une machine emballée. Alors que se profilent des Jeux olympiques qui se voudront à la fois démesure capitaliste, réarmement patriotique, coup de balai social et concentré de paranoïa sécuritaire, il est plus que temps de désarmer l’air du temps.

Avant que la DGSI ne débarque dans nos locaux pour perquisitionner nos archives (bon courage les gars), voici donc quelques pistes de réflexion posées sur un sol bien glissant, parce que même si on n’a pas perdu l’envie de rire, on se prépare au pire.

Dossier coordonné par Émilien Bernard et Pauline Laplace

1 Au palmarès du seul Darmanin : « écoterrorisme » accolé aux militants anti-bassines et « terrorisme intellectuel » pour qualifier l’extrême gauche.

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CQFD n° 227 (février 2024)

Ce numéro 227 signe le retour des grands dossiers thématiques ! « Qui sème la terreur ? », voici la question au programme de notre focus « antiterrorisme versus luttes sociales ». 16 pages en rab ! Hors-dossier, on décrypte aussi l’atmosphère antiféministe ambiante, on interroge le bien-fondé du terme « génocide » pour évoquer les massacres à Gaza, on retourne au lycée (pro) et on écoute Hugo TSR en cramant des trucs.

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