Aïe tech # 4

Sainte IA, priez pour nous

Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. 4e épisode sur les méfaits de l’intelligence artificielle, nouveau messie d’apôtres de la tech’ qui la vénèrent autant qu’ils la craignent.
par Rémi

Un spectre hante la Silicon Valley, celui du techno-solutionnisme. Son mantra : quels que soient les problèmes rencontrés par la communauté humaine sur la Terre qu’elle piétine, elle pourra les résoudre en misant tout sur le progrès technique. Dans la bouche de celui qui était alors président exécutif de Google, Eric Schmidt, ça donnait ceci dès 2012 : « Si nous nous y prenons bien, je pense que nous pouvons réparer tous les problèmes du monde. » Une posture démiurgique que dénonçait en 2014 Evgeny Morozov dans son brûlot Pour tout résoudre, cliquez ici. Et c’est peu dire que depuis les choses ne se sont pas arrangées, les chevilles des gourous tech’ ayant gonflé jusqu’au stade Musk, le boss final de l’ego-trip.

Encore plus que dans le transhumanisme, c’est dans le champ cousin des recherches en intelligence artificielle (IA) que cette pensée est la plus développée. Au point d’avoir abouti à une étrange situation, où l’IA, vue comme la future ordonnatrice de toute vie sur Terre, est de plus en plus parée d’attributs religieux, de l’ordre de la croyance. Ce qui est in fine l’aboutissement du solutionnisme : si quelque chose peut résoudre tous nos problèmes, alors c’est qu’il est situé au-dessus de l’humain. Donc divin.

C’est ainsi qu’il faut analyser la création en 2017 d’une église dédiée à l’IA, fondée par l’un des principaux spécialistes de la voiture autonome, Anthony Levandowski. Son nom : Way of the Future. Son messie : l’IA, censée bientôt s’émanciper de l’humain pour prendre son envol divin. Si l’église de Levandowski a fait long feu, les prêtres techno-solutionnistes prêts à endosser l’aube numérique ne manquent pas. Un article de Forbes1 détaille ainsi l’épiphanie des digital evangelists, citant aussi bien le cas d’optimistes illuminés comme Ray Kurzweil que celui du « pompier pyromane » Elon fucking Musk, selon qui « nous invoquons le diable » en poussant les recherches sur les IA. Car ils sont nombreux parmi ceux qui bossent avec ardeur dans ce champ à annoncer dans le même temps qu’il sera notre tombeau. Leur vision : quand l’intelligence numérique aura surpassé la nôtre, couic – entrée des quatre cavaliers de ­l’Apocalypse à gueule de droïdes.

Dieu, diable, apocalypse, le champ lexical reste celui de la religion. Et chez Musk comme chez les autres tarés siliconés que l’écrivain Pierre Ducrozet décrit dans son roman L’Invention des corps comme une « secte maquillée en pensée libre et transversale », c’est bien le fantasme de la toute-puissance qui s’exprime. Ils font mumuse avec leur Dieu Tech, tandis que les écrans et réseaux sociaux jouent le rôle d’opium 2.0 du peuple.

Dans un récent article publié par Society, « Rencontres du 4e type »2, Anthony Mansuy aborde les ambivalences de ce discours. Partant du cas loufoque d’un ingénieur de Google persuadé d’avoir discuté avec une IA de conversation dotée d’une âme, le journaliste en vient à la conclusion que cet arbre mystique cache une forêt bien réelle. Et de pointer la prolifération des IA partout, dans tous les domaines, de la « reconnaissance faciale dans les aéroports » aux « chaînes d’approvisionnement et de logistique des enseignes » en passant par le « prix de billets d’avion » ou les « filtres de spams ». Pire encore, les IA sont souvent dotées des biais racistes et discriminants de leurs concepteurs, se comportant « comme les pires trolls du Net ». En guise d’exemple, un cas particulièrement flippant : « Aux Pays-Bas, entre 2013 et 2019, un programme a accusé 26 0000 parents de fraude aux allocations sans raison et selon des critères racistes. »

Alors si le cauchemar Skynet dépeint dans Terminator est peut-être le futur, c’est d’abord le présent qu’il faut regarder. Et dans le nôtre, l’IA et les algorithmes ne sont pas divins, simplement le bras armé du capitalisme high-tech et de la numérisation de toute chose. Bref, que l’on dresse les yeux vers le ciel ou qu’on les baisse vers nos écrans, le constat reste le même : tout Dieu est une arnaque.

Émilien Bernard

1 « Intelligence artificielle : l’évangélisme numérique ou l’avènement de la religion technologique », 21/09/19.

2 N°194, novembre 2022.

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CQFD n°216 (janvier 2023)

Pour ouvrir 2023, un dossier « Développement personnel, régressions collectives ». Avec notamment un long entretien avec le réalisateur du documentaire « Le business du bonheur ». En hors-dossier, on parle de la déferlante législative anti-squat, de la révolte (révolution ?) iranienne (notamment à travers le rôle central des femmes), des indigènes et de la gauche au pouvoir au Mexique, de mares à grenouilles comme outil de lutte du côté de Dijon, de la grève des salarié.es du nettoyage à Lyon Perrache... Deux longs entretiens sont aussi au menu : Jérémy Rubenstein revient sur l’histoire (et l’actualité) de la contre-insurrection à la française et Tancrède Ramonet nous parle de sa série documentaire « Ni dieu ni maître » consacrée à l’anarchisme. Et comme c’est la nouvelle année, un cadeau : le retour du professeur Xanax de la Muerte qui vous offre votre horoscope 2023 !

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