Utopies, Ratiocinations & Sciences Siphonnées

Retour vers un autre futur

Dans Proletkult, le dernier roman du collectif italien Wu Ming, une extraterrestre surgit d’un classique de science-fiction pour débarquer dans l’URSS de 1927. L’occasion surtout d’évoquer la figure éclatée d’Alexandre Bogdanov, témoin du foisonnement d’idées à l’origine de la révolution russe.
Illustration de Slevenn

La pensée critique est une question d’imaginaire et toute révolution est aussi un nouveau récit, une sortie plus ou moins contrôlée de l’ornière de l’ennui et de l’exploitation, cap vers l’ailleurs. Et c’est bien de ça que cause Proletkult1, le dernier roman du collectif italien Wu Ming2 : des ferments d’utopie qui se baladent partout, en l’occurrence chez les socialistes russes du début du XXe siècle – et de la manière dont ils ont été écrasés par la saga monolithique des soviets.

Au centre du livre, un personnage aussi loufoque qu’oublié : Alexandre Malinovski dit Bogdanov (1873-1928), philosophe, romancier et médecin heu… expérimental. De 1896 à 1911, Bogdanov fait partie du cercle étroit à la tête du mouvement communiste, au plus près de Lénine. Peu à peu, pourtant, leurs voies se séparent. Reprenant les théories du physicien autrichien Ernst Mach (1838-1916), Bogdanov adopte une position radicale, selon lequel la matière n’existe pas en-dehors de la sensation qu’on en reçoit. « Si tu es marxiste, si tu veux changer la réalité, tu dois changer les sensations et la façon de les organiser », résume son personnage dans le roman. Ces thèses jugées « idéalistes » – et une vieille rivalité perso avec Lénine – lui valent d’être exclu du parti.

Organiser les sensations, cela implique de miser sur la culture. Après la révolution de 1917, la grande œuvre de Bogdanov sera ainsi le Proletkult (« Culture prolétarienne »), organisation destinée à promouvoir une culture et un art révolutionnaires. Mais avant ça, il a aussi écrit deux romans utopiques, L’Étoile rouge (1908) et L’Ingénieur Menni (1912), un peu chiants comme souvent les utopies mais qui rencontrent à l’époque un gros succès3. Il y imagine une société parfaite sur la planète Mars, où les enfants sont élevés en commun, où les ouvriers travaillent selon leurs désirs, où la consommation est libre et sans argent, et où la médecine promet à tous une jeunesse prolongée par le « collectivisme physiologique », c’est-à-dire la pratique de la transfusion sanguine réciproque. C’est là que ça coince : Bogdanov y croit. Fondateur, après la révolution russe, du premier institut au monde de transfusion sanguine, il s’auto-empoisonne au cours d’une expérience et meurt à 55 ans, après deux semaines d’agonie atroce.

Dans une veine fantastique, Proletkult tourne autour de l’arrivée sur terre, dans l’URSS de 1927, d’une extraterrestre venue de la planète socialiste imaginée par Bogdanov. Dans un Moscou angoissé sur lequel commence à planer l’ombre de Staline, elle apporte la question que Bogdanov se pose lui-même, à mesure que remontent ses souvenirs de révolutionnaire : la révolution des humains a-t-elle échoué ? Dix ans après Octobre, ne reste de ses tentatives que la mémoire des formes et des idées – magnifiques ou cheloues – dont est née la révolution.

Laurent Perez

1 Paru en février dernier chez Métailié, dans une traduction d’Anne Échenoz.

2 Voir notre entretien avec Wu Ming 1 : « “Le complotisme est toujours la traduction d’un malaise réel” », dans CQFD n° 202 (octobre 2021). Il y était question de son livre sur QAnon, Q comme Qomplot, dont la traduction française par Serge Quadruppani paraîtra en septembre 2022 chez Lux.

3 L’Étoile rouge a d’abord été traduit en 1936 par Colette Peignot (1903-1938), militante révolutionnaire et autrice de génie, plus connue sous le pseudonyme de Laure. Les deux romans de Bogdanov ont ensuite été publiés ensemble par L’Âge d’Homme en 1985.

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CQFD n°209 (mai 2022)

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