Un an après le show d’AgroParisTech

Ingénieurs déserteurs : une critique

Déserter son poste ou ses études ? Oui, si on peut se le permettre, et à condition de renoncer à l’émancipation collective. Dans Tout plaquer (Le Monde à l’envers, octobre 2023), Anne Humbert étrille les ingénieurs déserteurs. Entretien.
Titre original : Déserter, pour quoi faire ?
Une illustration de Théo Bédard

Ç’a été ce qu’on appelle une belle unanimité. En mai 2022, tous les médias, camarades ou mainstream, saluaient l’héroïsme de huit jeunes ingénieurs fraîchement diplômés d’AgroParisTech qui, sous les applaudissements de la salle Gaveau, annonçaient renoncer à leur carrière au profit de tâches moins connes et climatonuisibles. Peu de gens, alors, pour poser les questions qui fâchent : d’abord, que faisaient-ils en école d’agro, ces révolutionnaires ? Et que n’ont-ils démissionné plus tôt, sans attendre de jouir du double prestige de leur diplôme et de leur désertion ?

Ces questions, Anne Humbert les pose maintenant dans son stimulant petit libellé Tout plaquer – La désertion ne fait pas partie de la solution mais du problème (Le Monde à l’envers, octobre 2023). L’individue semble aussi peu réceptive aux success stories qu’au young, smart and sexy-washing. Après une école d’ingé où elle n’a « rien appris », elle est maintenant plus ou moins placardisée dans une multinationale où elle effectue des tâches « bureaucratiques, répétitives, ultra morcelées ». Du point de vue situé qui est le sien, elle décortique les discours et les parcours de toutes celles et ceux qui, autour d’elle, ont « déserté ». Et se demande si, au bout du compte, ces aventures individuelles ne colleraient pas un peu trop bien à l’idéologie néolibérale.

Les médias évoquent depuis quelques années un phénomène de désertion du monde du travail. Qui « déserte » ?

« Les médias relayent majoritairement des histoires de désertions réussies, qui font croire que “quand on veut, on peut” et qu’il suffit de “déconstruire notre peur du risque” pour que tout se passe bien.

« Ceux qui réussissent leur désertion ont moins d’obstacles matériels que le reste de la population »

Ils passent sous silence le fait que ceux qui réussissent leur désertion ont souvent plus de ressources que les autres, comme la capacité de se passer d’un salaire pendant plusieurs mois voire plusieurs années (parce qu’on a des économies, qu’on est propriétaire de son logement ou qu’on a un héritage) ; un réseau qui pourra nous aider en cas de problème ; des diplômes socialement reconnus qui nous donnent une crédibilité ; le fait d’avoir confiance en soi, de savoir se vendre, de se sentir légitime pour tout faire, tout exiger ; le fait d’être en bonne santé (ce qui permet par exemple de se passer d’une mutuelle), d’être jeune, d’avoir un physique conforme, d’être cool, attractif, de maîtriser le langage des élites et leurs codes… En fait, comme ceux qui réussissent leur désertion ont moins d’obstacles matériels que le reste de la population, les médias ont tendance à les minimiser, et à maximiser les obstacles psychologiques : pour eux si les gens ne désertent pas, c’est qu’ils n’ont pas compris que leur métier était inutile. »

Tu décris l’image valorisante que les déserteurs – et la société – renvoient d’eux-mêmes, comme professionnels et comme déserteurs. Pourtant, le monde du travail n’est pas composé que de

winners

. Quel regard portes-tu là-dessus ?

« Les déserteurs (et particulièrement les ingénieurs déserteurs) se présentent souvent comme “des rouages essentiels du capitalisme”, très compétents dans leur métier, mais qui ont déserté pour handicaper le capitalisme. Or beaucoup d’ingénieurs (et je m’inclus là-dedans) sont incompétents. Ils effectuent des tâches bureaucratiques, répétitives et souvent, s’ils arrêtaient de travailler, ça ne changerait absolument rien ni pour le capitalisme ni même pour leur entreprise. Je pense qu’avoir des témoignages de travailleurs médiocres, incompétents, en échec, serait à la fois plus réaliste mais aussi plus prometteur pour construire du collectif. »

Tu évoques une formation, proposée par la boîte où tu bosses, qui concluait sur la nécessité de déserter. Pourquoi les grandes entreprises encouragent-elles ce mouvement ?

« Les grandes entreprises incitent effectivement les salariés à être mobiles et à déserter “en cas de dissonance entre leurs valeurs et celles de l’entreprise”. D’abord, parce que ça pousse les salariés à partir d’eux-mêmes (ça coûte moins cher que de les licencier). En outre, ça laisse croire que ceux qui restent adhèrent aux valeurs de l’entreprise (alors qu’ils ont juste besoin d’un salaire).

La mobilité permet également de mettre les individus perpétuellement en compétition les uns avec les autres. Quand on a tout plaqué et qu’on est à la recherche d’une nouvelle situation stable, on se retrouve par exemple à dix candidats pour un stage ou une formation, chacun essayant d’avoir le profil le plus attractif possible. La mobilité casse aussi les liens de solidarité entre salariés : on aura moins tendance à se mobiliser pour un collègue qu’on connaît depuis un an que pour un autre qu’on connaît depuis dix ou vingt ans. En outre, lorsque l’on sait que l’on va partir, on ne se bat pas pour défendre des droits collectifs. Et puis, il y a une guerre idéologique contre le CDI et le droit du travail : les grandes entreprises se plaisent à dévaloriser le CDI, dans l’espoir de remplacer les salariés en CDI par des auto-entrepreneurs ou autres contrats précaires. J’ai ainsi vu des déserteurs repentis reprendre leur poste mais sous des contrats commerciaux, beaucoup moins protecteurs. »

Comment expliques-tu cet extraordinaire engouement pour ce thème, en particulier autour de l’affaire AgroParisTech ?

« Je pense que la “désertion” est porteuse de valeurs néolibérales, comme l’attrait pour la mobilité, la flexibilité, le fait de prendre des risques, de sortir de sa zone de confort, d’être toujours prêt à apprendre de nouvelles choses, de toujours chercher une meilleure situation (plus épanouissante, plus vertueuse…), de ne jamais avoir la flemme… Je pense que ça permet aussi aux grandes écoles de placer des gens formés par elles dans tous les milieux : on se retrouve avec des Bac + 5 formés au management par projet, à la bureaucratie, non seulement dans les grandes entreprises traditionnelles, mais également dans le milieu associatif, à la Confédération paysanne, à Terre de liens… Il n’y aura bientôt plus aucune place dans aucun milieu pour les gens qui n’ont pas un Bac + 51. »

Dans une période de reflux du mouvement social, on est tenté de comprendre que certains quittent le navire et essaient avant tout de sauver leur peau. Quelles alternatives imagines-tu ?

« Je comprends que les individus désertent et je ne veux pas qu’on croie que j’accuse les déserteurs individuellement ou qu’on utilise mon texte pour dire que la position la plus éthique est de rester en entreprise. Ce que je dénonce surtout, ce sont les médias et les déserteurs qui veulent nous faire croire que le fait de rester ou de déserter est une question de conscience quand, pour moi, c’est surtout une question de ressources. Et je dénonce aussi la croyance selon laquelle il suffirait de faire les bons choix pour s’extraire individuellement du capitalisme : il n’y a pas d’en-dehors au capitalisme, comme le montrait très bien le livre Le Retour à la nature – Au fond de la forêt, l’État de Danièle Léger et Bertrand Hervieu (Seuil, 1979).

« Je ne crois pas non plus que des désertions massives mettront à bas le capitalisme »

Je ne crois pas non plus que des désertions massives mettront à bas le capitalisme : des mouvements de fuite du monde urbain et industriel ont déjà eu lieu dans l’histoire, comme le Wandervogel en Allemagne à la fin du xixe siècle, ou le retour à la terre des années 1950-1960, et plus récemment le Big Quit aux États-Unis. En parallèle, le capitalisme n’a fait que se renforcer.

Enfin, je trouve triste que notre seule option face à la souffrance au travail, au manque de sens, soit la désertion, et qu’il n’y ait plus d’utopie collective. En étant honnête sur nos échecs et nos problèmes, on pourrait construire du collectif. On souffre souvent des mêmes choses : de l’informatisation du monde, de la taylorisation de nos métiers, du manque d’autonomie dans le travail, de l’invasion des normes, des inégalités sociales… et on pourrait construire des mobilisations collectives au-delà des métiers qu’on exerce – qu’on exerce un métier ou pas, d’ailleurs. »

Propos recueillis par Laurent Perez

1 En débarquant dans d’autres milieux, où ils choisissent toujours, observe l’autrice, des professions agréables et valorisées, les « déserteurs » entrent également en concurrence déloyale avec les personnes qui y étaient déjà : devant un banquier ou une Safer (société d’aménagement foncier et d’établissement rural, responsable de l’attribution des terres agricoles), un jeune paysan sans capital, doté d’un diplôme professionnel, peut difficilement rivaliser avec un ingénieur muni d’un apport financier.

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CQFD n°224 (novembre 2023)

Sidérés. Par les milliers de morts, les bombardements, l’ouragan de haine, de désinformation et d’indignation sélective qui ont accompagné la guerre au Proche-Orient et la guerre entre Israël et les factions palestiniennes. Voilà ou nous en étions, en essayant de concocter ce numéro 224 de CQFD. Alors, comme début d’une réflexion, on a donné la parole au collectif juif décolonial Tsedek ! et on est allés faire un tour dans les manifs pour la Palestine. Dans nos pages, aussi des nouvelles de Marseille, toujours autant vampirisée par la plateforme AirBnb, mais qui s’organise pour lutter contre. On y propose aussi un suivi du procès des « inculpés du 8 décembre » et ses dérives, on y dézingue les « ingénieurs déserteur ». Côté chroniques, #Meshérostoxiques interroge l’idole de jeunesse Sid Vicious, #Dans mon Salon fait un tour au Salon des Véhicules de Loisirs et #Lu Dans nous donne à lire les anarcho-communistes allemands.

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