Luttes et résistance contre les promoteurs

Fissurer les murs du capitalisme urbain

De squats en jardins populaires, de Barcelone à Dijon, le collectif Asphalte est parti à la rencontre des luttes urbaines et en a tiré un livre, Tenir la ville – Luttes et résistances contre le capitalisme urbain (éd. Les Étaques). Rencontre avec deux des coordinateurs du volume, Matthieu et Américo.
illustration Philémon Collafarina

Les attaques à l’encontre du droit au logement se multiplient ces derniers temps en France. Pourtant, votre constat, c’est qu’elles ne mobilisent pas. Matthieu : « Au moment des lois Kasbarian-Bergé1, on était 200 à manifester à Lyon, et j’en connaissais la moitié. Alors que c’était en plein mouvement contre la réforme des retraites ! Pourtant, la question du logement et de l’espace est fondamentale, entre le pognon que ça nous coûte de nous loger et de nous déplacer, les possibilités de s’organiser qui en dépendent et les rythmes que ça nous impose. C’est pour ça qu’on appelle à politiser la production de l’espace. Et puis, l’utopie, elle se construit aussi par l’espace. On doit y réfléchir pour imaginer le monde vers lequel on veut tendre. »

Tout le monde est aux prises avec des galères de loyer, d’insalubrité, de propriétaire, voire de quartier. Vous appelez à sortir de cet isolement ?

Américo  : « Les habitants s’organisent déjà pour rendre leurs espaces de vie habitables, il y a des luttes et un rapport de forces. Mais il faut avoir une réflexion générale à l’échelle du quartier, de la ville. Défendre son logement, mais aussi celui des autres. Quand on s’occupe de l’aménagement d’une place mais pas du prix des logements autour, on se tire une balle dans le pied, et inversement. Il faut penser des alliances entre des populations qui ont des intérêts différents, voire divergents, par exemple entre propriétaires occupants et locataires. À l’inverse il s’agit aussi de casser des alliances, par exemple au sein de la classe d’encadrement entre urbaniste, architectes et pouvoir public et capital. »

« Il faut exploser le terme “gentrification” qui est un écran de fumée, pour voir les phénomènes qu’il y a derrière »

Dans Tenir la ville, vous évitez le terme « gentrification ».

Matthieu : « Les militants appellent “gentrification” le remplacement d’une population pauvre par une population plus riche. Or, en utilisant ce terme, ils importent le gentrifieur et la responsabilité individuelle, et ratent la cible. »

Américo : « Exactement comme pour Marseille capitale européenne de la culture en 2013. On en a voulu aux artistes, mais ils sont venus bosser là où on leur proposait du boulot. La cible, c’est les promoteurs, les aménageurs, Gaudin, etc. Il faut exploser le terme “gentrification” qui est un écran de fumée, pour voir les phénomènes qu’il y a derrière. On a plutôt intérêt à parler de ségrégation sociale ou de pouvoir autoritaire sur l’espace. Le concept de gentrification fabrique plus d’impuissance qu’autre chose. Je soulève un problème et il faudrait que je disparaisse pour que le problème disparaisse ? Si une théorie m’amène à ça, c’est qu’il y a un problème. À Douarnenez, par exemple, le problème, ce n’est pas les gens qui viennent, c’est la mécanique du foncier qui est à l’œuvre2. »

Et comment s’attaquer à une mécanique du foncier ?

Américo : « En la désignant. La décrire, la rendre visible, c’est important. Qui, quoi, comment, combien ? Il faut être capable de dire de combien les loyers montent, de chiffrer précisément. Il faut un savoir collectif et être capables d’expliquer pourquoi c’est plus cher, politiser ces questions-là. Ensuite, on occupe le terrain. On squatte – pour habiter, pour s’abriter, pour s’activer. La principale arme face à la propriété, c’est toujours le vol. Et on ne parle pas forcément d’un truc avec un drapeau et des gens qui revendiquent, c’est souvent de façon très discrète. »

« Se battre pour contrôler le loyer et le droit au logement, c’est aussi une manière de contrer la rente foncière »

Dans le livre, vous parlez de l’expérience communaliste en Espagne ou de la propriété d’usage3, un principe qui commence à faire du bruit en France.

Américo : « Ces expériences posent les questions centrales de l’organisation et du politique. Avec la propriété d’usage, on institue quelque chose qui perdure au-delà des volontés individuelles. On va plus loin que le partage de la bagnole, on fabrique du commun. Autre exemple très concret en Uruguay, avec la coopérative de logement par aide mutuelle. Elle repose sur une logique de propriété collective et d’autogestion mais soutenue par des prêts bancaires garantis par l’État. Sans être révolutionnaire, ça permet de dégager de l’espace pour les classes populaires et de diminuer les loyers. C’est un droit au logement inscrit dans la lutte des classes. Se battre pour contrôler le loyer et le droit au logement, c’est aussi une manière de contrer la rente foncière. »

Vous pointez le risque de bulles individualistes, des « en-dehors » qui défendent de petits espaces. Est-ce que ce qu’il manque, c’est une réflexion générale à l’échelle de la ville ?

Américo : « On a tendance à ne s’intéresser qu’à des fractions de la ville qui nous concernent : c’est-à-dire les centres-villes, qui se gentrifient. On va aussi chercher le quartier populaire pas trop loin, on l’idéalise, on veut le défendre. Mais depuis 20 ans en France, on a laissé passer le plus grand programme de dispersion de la classe populaire et de destruction de logements qui est la rénovation urbaine. Et ça continue ! La rénovation urbaine, ça veut dire détruire et reconstruire un endroit, pas le réhabiliter. Depuis les années 2000, c’est 700 quartiers concernés. C’est guidé par un critère majeur : la mixité sociale. C’est-à-dire installer des logements chers dans un quartier pas cher, et donc empêcher les gens qui n’en ont pas les moyens de vivre à un endroit, les déplacer, et en pousser d’autres à s’y installer. »

Pourtant, ça sonne bien, la mixité sociale…

Matthieu : « Il y a tout un emballage, un vocabulaire hyper lisse pour faire de l’urbanisme un truc compliqué à attraper. Être contre un écoquartier, contre la participation, contre la mixité sociale, ce n’est pas simple. Mais c’est des termes complètement creux. »

Les promoteurs et les aménageurs sont des géants qui semblent insaisissables…

Matthieu : « Les acteurs qui aménagent l’espace sont souvent de gros promoteurs, l’État, les collectivités territoriales et des boîtes de BTP qui travaillent main dans la main. On se figure un rouleau compresseur contre lequel il serait absolument impossible de faire quoi que ce soit. Mais il faut combattre cette image. Ces acteurs font des erreurs. En prenant des interstices, en saisissant les petits endroits où on est capable d’attraper du pouvoir, en s’engouffrant dans les brèches, en étant aussi dans la frontalité, il y a moyen de fissurer ce truc. Ce monstre, c’est un colosse aux pieds d’argile. »

Quelles sont nos armes face à ce colosse ?

Matthieu : « Les grands projets urbains, ils se construisent et s’étalent sur des décennies, parfois 40 ou 50 ans. Face à ça, le droit est un outil important. Et puis des organisations vont se mettre en place, il n’y a pas le choix : des syndicats de quartier, des associations. Mais négocier avec les pouvoirs publics peut mener à une forme d’institutionnalisation. Le risque, c’est de se faire bouffer. La critique se fait ingérer, et ça finit par donner la démocratie participative. C’est une arnaque. Choisir le nom du boulodrome quand on n’a pas choisi que c’était un boulodrome qu’on construirait ici, on s’en tape un peu. L’autre perspective, c’est quand la lutte surgit, quand elle devient explosive. Être capable de foutre le zbeul, c’est tout aussi important que le droit et l’organisation. Ni l’un ni l’autre ne sont une solution en soi. »

Propos recueillis par Robin Bouctot

1 Votée en juillet dernier, la loi Kasbarian-Bergé aggrave les sanctions contre les occupations illégales, accélère les procédures d’expulsion et punit le soutien aux squatteurs. Voir notre article « Virez ce squat que je ne saurais voir », CQFD n°216 (janvier 2023).

2 Voir «  Douarnenez : ni volets fermés, ni ghettos dorés », CQFD n°221 (juin 2023).

3 Type de propriété basé sur l’attachement et l’usage reconnu d’un bien, et non sur la détention d’un titre de propriété.

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CQFD n°226 (janvier 2024)

Dans ce numéro de janvier, on essaie de ne pas se laisser asphyxier par l’info. Au programme, on décortique l’antisémitisme à gauche et on tend l’oreille vers la réception de la guerre en Palestine aux Etats-Unis. On fait le point sur le mal-logement qui grimpe, mais on parle aussi des luttes locales pour reconquérir l’urbanisme et nos villes et on se balade au Salon des minéraux, un exemplaire de Barge dans la poche.

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