Investir dans le muscle

« Être en forme », ou réussir par le corps

Depuis plusieurs décennies, la montée en puissance du développement personnel est allée de pair avec une attention accrue au corps physique. À travers la multiplication des salles de sport, les normes esthétiques dominantes font du corps un marqueur visible de réussite... ou d’échec.
Par Caroline Sury

Actuellement, plus de six millions de Français·es sont inscrits·es en salle de sport, de fitness ou de bodybuilding, dont la fréquentation a été boostée par le Covid. En provenance des États-Unis, où ils existent depuis un demi-siècle – dès les années 1940 en Californie –, ces espaces participent d’une mondialisation des pratiques sportives, et de la diffusion d’une culture du corps née dans les sociétés protestantes d’Europe du Nord. Dès le début du xixe siècle, dans le contexte de la formation du capitalisme moderne et du nationalisme, le corps (notamment masculin) devient à la fois une ressource à exploiter et le modèle esthétique de la pureté morale et raciale. Puis, au début du xxe siècle, le corps de l’athlète devient à la fois un marqueur identitaire pour les mouvements totalitaires et un support publicitaire de l’industrie marchande occidentale.

Réussir et exister, c’est se construire un corps visible et sans « faiblesses »

L’essor de l’idéologie du développement personnel a fait du corps – cette matière tangible, visible et sensible que tout le monde possède – une possible voie de salut pour chaque individu. Même si en soi ce mouvement n’est pas nouveau sur le plan historique, nous assistons depuis les années 1980 à son renforcement, en corrélation avec l’individualisation de nos existences. Dans l’univers du culturisme (ou bodybuilding), le corps devient une ressource à transformer en capital valorisable à travers la performance physique. Le développement du « muscle » participe ainsi du développement de soi : réussir et exister, c’est se construire un corps visible et sans « faiblesses ». Un engagement exigeant qui déborde la seule activité physique pour toucher d’autres espaces de vie et qui illustre en quoi le corps peut être au centre de tensions entre réalisation de soi et prises de risques, choix individuels et discriminations1.

La fabrique du muscle : normes et engagements

En Occident, le muscle visible est devenu une norme sociale puissante : il incarne la santé et la capacité de résister à l’imprévu. Le muscle serait ainsi le signe d’un corps fort et puissant, capable de défier la maladie, la dégénérescence et la mort. Le corps étant considéré comme ressource à exploiter, le physique devient une manière de se distinguer des autres et de se construire une personnalité et une identité propres. Il s’inscrit alors en tant que marqueur social et reflet d’une certaine condition, révélateurs de performance économique et sociale. Cette norme du corps désirable, sans cesse repoussée et donc jamais atteinte, est ici un miroir des inégalités sociales2. D’un côté, l’individualisation du corps accentue les inégalités entre ceux qui vont parvenir à rentrer dans la norme et les autres. D’un autre côté, la logique de protection par le corps, qui consiste à se construire le « bon » corps, tend à s’accentuer aussi, comme, symétriquement, le rejet, la peur, le combat des « mauvais » corps qui menaceraient ce processus. In fine, les inégalités sociales dans l’accès à cette norme de corps s’accroissent. C’est ainsi qu’on peut par exemple analyser le traitement social de l’obésité, reflet d’un laisser-aller à condamner. Le corps du néolibéralisme est valorisé s’il est musclé, sans « gras » (considéré comme charge inutile), flexible et adaptable.

D’après mes observations de terrain, tous ne s’engagent pas de la même manière dans la musculation. Certains, surtout chez les classes populaires ou les sans-emplois, ont un engagement dans la fabrique du muscle qui procède par substitution : le travail du corps est perçu comme un substitut à un travail professionnel soit inexistant, soit jugé non porteur de sens, dégradant, aliénant. Au contraire, dans le travail du corps, on a le sentiment de maîtriser l’objet final, dans son façonnement comme dans l’appropriation du résultat obtenu. C’est le cas d’un pratiquant qui me disait : « On a l’impression d’avoir une maîtrise de soi. Si on n’arrive pas à avoir une maîtrise sur sa vie, on arrive quelque peu à maîtriser son corps et à le façonner. » D’autres bodybuildeurs visent plutôt la complémentarité. Les pratiquants voient dans le travail du muscle une façon de renforcer leur engagement dans leur travail professionnel. Par la rigueur de l’entraînement associé comme par les effets de l’entraînement (un corps plus musclé, symbole de productivité), l’individu a davantage confiance en lui et peut espérer « rentabiliser » le résultat dans le cadre de sa carrière professionnelle.

Le corps normé : prises de risque et regards des autres

Le pratiquant ne veut pas se construire un corps seulement pour lui, mais parce que les autres le possèdent : je désire ce que les autres ont ou désirent eux-mêmes. Dans le bodybuilding, le travail physique sacralise le fameux adage No pain, no gain (pas de résultat sans souffrance) : la douleur fait partie du travail, elle doit être acceptée, et même recherchée. Cette quête n’est pas sans risques en termes de santé physique et mentale (douleurs, blessures, addictions, désordres alimentaires, toxicomanie, dopages, etc.). Cette logique de la centration sur soi, à l’extrême, peut aussi favoriser les facteurs d’isolement social : on devient tellement obsédé par son corps qu’on en oublie le reste, et on perd l’emprise que l’on croyait avoir sur soi. La pratique du bodybuilding peut ainsi impacter la vie familiale et sociale, et mener au renfermement sur soi.

La fabrique du corps est profondément genrée et hiérarchisée

La fabrique du corps est profondément genrée et hiérarchisée, tant dans les comportements que dans la gestion de l’espace. Dans les salles de sport, les espaces de musculation, souvent centraux, sont majoritairement occupés par des hommes. La douleur y étant valorisée, les plus légitimes à être au centre (les plus anciens, les plus musclés...) affirment leur virilité par leurs performances, leurs cris, et leur transpiration – qui est ici jugée positivement. Cette affirmation des valeurs viriles implique souvent des remarques et comportements dénigrants ou méprisants envers ce à quoi la virilité se démarque en s’y opposant : les femmes et les personnes non hétérosexuelles. Les femmes sont d’autant plus exclues de cet espace que, contraintes par d’autres normes du physique désirable, elles travaillent (fessiers et bas du corps) sur des machines souvent situées à la périphérie de ces espaces.

Le corps de la société de consommation

Ces « améliorations » corporelles sans fin sont un des traits majeurs d’une société de consommation où la transformation de soi passe par la transformation de son corps3. La fabrique du muscle exprime un rapport ambivalent au corps. D’un côté, « être en forme » signifie une meilleure santé physique et permet de réinvestir sensiblement son corps et de canaliser ses angoisses. De l’autre, cet investissement est créateur de nouvelles contraintes et fragilités, qui engagent l’individu dans un processus de frustration permanente.

Le corps musclé, surentraîné, peut aussi être utilisé à d’autres fins, notamment dans une perspective viriliste : dans l’histoire, mais aujourd’hui aussi, le corps musclé a souvent été récupéré par l’extrême droite pour afficher un ordre ou pour exercer des violences. Mais le problème n’est pas la fabrique du muscle en soi : le corps est toujours ce que l’on en fait, c’est-à-dire qu’il est toujours associé à un projet politique, personnel ou collectif, qui prend place dans un monde marqué par des rapports de force et de pouvoir.

Guillaume Vallet

1 « Corps, identité et déviance », Guillaume Vallet, Idées économiques et sociales n°184 (2016).

2 La fabrique du muscle, Guillaume Vallet, L’Échappée, 2022.

3 « Vertu et vice de la combinaison du contrôle et du désir. Le body-building et le capitalisme post-industriel », Taina Kinnunen & Guillaume Vallet, Staps n°119 (2018).

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CQFD n°216 (janvier 2023)

Pour ouvrir 2023, un dossier « Développement personnel, régressions collectives ». Avec notamment un long entretien avec le réalisateur du documentaire « Le business du bonheur ». En hors-dossier, on parle de la déferlante législative anti-squat, de la révolte (révolution ?) iranienne (notamment à travers le rôle central des femmes), des indigènes et de la gauche au pouvoir au Mexique, de mares à grenouilles comme outil de lutte du côté de Dijon, de la grève des salarié.es du nettoyage à Lyon Perrache... Deux longs entretiens sont aussi au menu : Jérémy Rubenstein revient sur l’histoire (et l’actualité) de la contre-insurrection à la française et Tancrède Ramonet nous parle de sa série documentaire « Ni dieu ni maître » consacrée à l’anarchisme. Et comme c’est la nouvelle année, un cadeau : le retour du professeur Xanax de la Muerte qui vous offre votre horoscope 2023 !

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